Par Samia HARRAR
Ils ne regardent plus, ne fixent plus, n’interrogent même plus, silencieusement, ce qui rend possible notre choquante apathie, et notre incapacité, à l’échelle du monde, à faire quelque chose pour que cela s’arrête.
Cela, c’est l’indicible, cela, c’est le génocide, cela, c’est l’épuration ethnique du peuple palestinien…
Les yeux de Sham, l’enfant si joyeuse du temps où son père lui tenait la main, l’enfant confiante et rieuse, qui coiffait les cheveux de son père, en un geste de tendresse immense dont seuls les enfants savent être prodigues quand ils ont le cœur heureux, ne brillent plus. Ils ne portent plus cette étincelle de joie et d’innocente insouciante, en dépit des ravages et de la dévastation dans l’enclave, et des fracas des bombes qui ne s’arrêtent presque pas, du temps où son héros à elle, avant qu’il ne soit le héros de tous ceux qui comptent sur lui à Gaza, pour qu’il fasse parvenir les images de l’horreur et leurs voix conjuguées, au monde, qui n’est plus dupe, depuis de longs mois déjà, du narratif israélien, quand elle pouvait s’appuyer sur son père, quand elle le cherchait dans la tente réservée aux journalistes, ou dans les rues où sévit la désolation, attentive à chacun de ses accents, et tremblant de peur pour lui: elle, une petite fille qui n’a pas eu le droit à une enfance normale , juste une enfance comme les autres enfances de par le monde, sans l’effondrement de tout ce qui constitue un quotidien. Un quotidien où Anass al-Sharif pourrait rentrer à la maison chaque soir, après avoir fini son travail, et retrouver sa femme et ses enfants. Son tout petit Salah, aux yeux écarquillés, qui ne comprend pas et comprend tout de même, à quelque chose dans l’air, à quelque chose sur les visages, à quelque chose qu’il voit, et surtout qu’il perçoit sans pouvoir y mettre les mots qu’il faut, qu’il ne maîtrise pas encore, et au visage creusé de sa sœur, avec les traits tirés et les larmes qui s’échappent silencieusement tandis qu’elle regarde le linceul qui enveloppe son père, présent-absent déjà, et elle sait que c’est pour toujours et qu’elle ne le reverra plus, les yeux « éteints » de Sham, filmée après l’assassinat de son père: le journaliste vedette de la chaine Al-Jazeera, qui ne s’est jamais arrêté de travailler depuis de très longs mois, et même la faim le tenaillant au ventre, tellement affaibli qu’il a failli défaillir devant la caméra, parce que les efforts surhumains qu’il fournissait pour pouvoir couvrir les crimes d’Israël à Gaza, étaient trop pour un seul homme, pèseront sur la conscience du monde jusqu’à l’éternité.
C’est une enfant, une toute petite fille, au visage émacié et épuisé, et aux yeux creusés. On devine toutes les larmes qui la brûlent de l’intérieur depuis la perte de son père. Sur les vidéos avec son père, elle riait presque toujours; espiègle et douce, et attentive à ne jamais perdre son papa du regard. Depuis qu’il est parti, sur toutes les vidéos où elle figure, l’expression qu’elle porte sur le visage est tout simplement insoutenable à regarder. C’est une enfant, et on dirait qu’elle a désormais mille ans. Les yeux éteints de Sham , il n’est pas possible de les oublier. Ils seront la damnation d’Israël, ils seront la damnation de tous ceux qui ont consenti aux crimes, qui ont permis le génocide, et qui ont armé toutes les mains qui ont tué. Ils seront la damnation de tous ceux qui n’ont rien fait pour protéger les enfants de Palestine. Les yeux de Sham plus que les yeux d’Abel dans la tombe… Tôt ou tard, Israël en paiera le prix.
