Par Slim BEN YOUSSEF
À Kélibia, chaque projection ressemble à une barque : fragile, bricolée, lancée vers l’infini du large. Depuis soixante ans, le FIFAK confie ces embarcations aux amateurs qui filment pour aimer ; aimer pour filmer. Le geste paraît modeste, l’ambition reste immense : rappeler que l’amateur n’est pas un débutant, mais un amoureux.
L’autre soir, les films projetés ressemblaient à des fragments d’un même journal intime. Les cendres de la dignité a ouvert une brèche : les émeutes du pain de 1984 ressuscitées par des archives rares glanées de Douz au Kef, de Kairouan au Grand-Tunis. L’image déborde le document : elle devient cicatrice, mémoire vive. Même lestée d’une voix off trop didactique, elle demeure preuve qu’un film peut être à la fois archive et incendie.
Venu de Sidi Hassine, un documentaire tendait l’oreille aux jeunes rappeurs du quartier. Visages fatigués, mots tremblants, rêves trop vastes pour les murs qui les enferment. Le cinéma amateur, c’est cela aussi : un micro tendu à ceux qui n’ont pas de scène. L’image, un peu sage, n’égalait pas la force des paroles. Pourtant, chaque plan demeurait délivrance, rime, punch, insurrection.
Puis vint la légèreté déjantée de Crescendo. Des lycéens et des lycéennes de Sousse qui jouent, hurlent, improvisent entre oud et guitare électrique. Leur musique dissonante se cherche, puis s’accorde : la passion transforme le désaccord en mélodie. Rien d’expérimental : la fougue suffisait.
À Kélibia, trois minutes suffisent : un procès sans justice, des noms murmurés, un hommage fulgurant aux victimes des violences policières. Le cinéma, cri d’un instant, inventaire d’absents, mémoire dressée contre l’oubli. Mais parfois, le cinéma prend son temps : un long retour au village, un autoportrait, le pinceau obstiné d’une peintre recluse. Elle ne quittera peut-être jamais son seuil ; chaque jour pourtant, elle ouvre le monde en couleur. L’un foudroie, l’autre médite : deux barques fragiles lancées vers un horizon sans rivage.
Une kermesse des possibles ? Le FIFAK, c’est cela : des films pauvres d’argent, riches de thèmes graves, traversés d’une intensité qui déborde leur cadre.
À Kélibia, l’écran dessine une dérive : de la naïveté même qui sauve du cynisme. Embarcations précaires, images obstinées : toutes voguent vers l’infini mouvant, dans le tumulte des sons et des songes.
L’écran, à Kélibia, tient lieu de boussole.
