La crise de la disponibilité des médicaments en Tunisie ne se limite pas à une simple difficulté d’approvisionnement. Elle met désormais en exergue un dilemme éthique de premier plan, à savoir comment concilier la priorisation des traitements palliatifs avec celle des traitements curatifs, notamment pour les patients atteints de cancer. De nombreux malades, confrontés à des pathologies graves et nécessitant des soins immédiats, se heurtent à une double peine. D’une part, l’angoisse liée à la maladie elle-même, et d’autre part, l’incertitude de pouvoir accéder aux médicaments vitaux prescrits par leurs médecins.
Le Président de la République, Kaïs Saïed, a récemment insisté sur la nécessité de repenser les moyens de financement des caisses de sécurité sociale et de revoir leur mode de fonctionnement. Un appel qui s’inscrit dans une vision plus large de la justice sociale qu’il présente comme un pilier de son projet politique consistant à éradiquer toute sorte d’exclusion et de marginalisation.
La Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) se retrouve ainsi interpellée aussi bien par les patients que par les professionnels de la santé. La gestion des demandes urgentes est au cœur des critiques : faut-il accorder la priorité à un traitement qui prolonge la vie, même de quelques mois, ou à un autre qui pourrait potentiellement sauver un patient en début de parcours thérapeutique ? Cette situation soulève des questions lourdes de sens sur l’équité et la justice sociale. Dans un contexte où les ressources sont limitées, l’accès immédiat aux traitements vitaux devient un enjeu central, nourrissant un débat de société qui dépasse la seule sphère médicale. Pour les familles, chaque jour de retard est synonyme de souffrance et d’incertitude. Pour les autorités sanitaires, c’est un test grandeur nature de leur capacité à conjuguer contraintes budgétaires, impératifs éthiques et droit fondamental à la santé. La question reste entière : comment garantir à tous les patients, sans distinction, l’accès aux médicaments essentiels dans un système de santé déjà fragilisé ?
Création d’une plateforme d’alerte précoce
Cette situation nourrit un débat crucial sur la justice sociale et l’égalité d’accès aux soins. Les familles dénoncent l’injustice d’un système où la survie d’un patient peut dépendre non pas de la compétence médicale, mais de la disponibilité aléatoire d’un traitement vital. Les associations de malades, quant à elles, appellent à une réforme urgente de la gouvernance du secteur pharmaceutique, afin d’éviter que la santé des citoyens ne soit otage de considérations financières. C’est la raison pour laquelle le ministre de la Santé, Mustapha Ferjani, a présidé, samedi dernier, une séance de travail consacrée à l’élaboration d’un plan national en vue de pallier le manque conjoncturel de médicaments et d’assurer la continuité de l’approvisionnement.
Selon ce plan, est prévue la création d’une plateforme d’alerte précoce au sein de la Pharmacie centrale et la déclaration régulière des niveaux de stock par les fabricants, ainsi qu’une coordination renforcée avec les laboratoires en cas de perturbation de la production. Parallèlement, il est nécessaire de recourir aux médicaments génériques pour lesquels une campagne nationale sera organisée, afin de rappeler l’importance de leur usage. En outre, le ministre de la Santé a appelé les médecins et les pharmaciens à rationaliser l’utilisation des traitements, en s’appuyant sur les données nationales dans leurs prescriptions. Cette situation place les praticiens dans un véritable dilemme éthique.
Endiguer le flot de la vente anarchique des médicaments
Certains médecins reconnaissent officieusement être contraints de prescrire des alternatives moins efficaces, voire de différer un traitement, une décision lourde de conséquences. D’autres choisissent d’indiquer le médicament introuvable, obligeant les familles à se tourner vers l’importation parallèle. Sur ce point, la vente anarchique des médicaments est un phénomène qui a pris de l’ampleur au fil des années, pour devenir un commerce florissant. Les ventes de médicaments sont pratiquées même à travers les réseaux sociaux, une pratique qui est prohibée par la loi N°73-55 du 3 août 1973, organisant les professions pharmaceutiques.
Même la publicité sur les médicaments est subordonnée à une autorisation préalable du ministère de la Santé, alors qu’on assiste de nos jours à des publicités par des vendeurs privés, à travers les réseaux sociaux. Mais jusque-là, aucune mesure sérieuse n’a été prise pour endiguer le flot de la vente anarchique de médicaments, qui nuit aussi bien aux patients qui tombent facilement dans le panneau, étant vulnérables, qu’à toutes les parties prenantes. En fait, le cœur du problème réside dans le fait que la médecine n’est pas seulement une science. Elle est aussi un engagement moral. Un oncologue peut-il se résoudre à priver son patient d’une chance de survie sous prétexte que le système ne peut fournir le traitement requis ? Ou bien doit-il laisser à l’État et à la CNAM la responsabilité de trouver une solution, même si celle-ci tarde à venir ?
C’est ce dilemme entre l’éthique individuelle du médecin et la responsabilité collective des institutions qui met en lumière que la vie des patients dépend de l’équilibre entre la prescription médicale et la faisabilité économique. Ce qui se heurte à la justice sociale, prônée par le Chef de l’Etat et qui exige que tous les citoyens puissent accéder aux mêmes chances de survie. Raison pour laquelle le ministre de la Santé a déclaré que l’Etat œuvre par tous les moyens à garantir un accès égal aux traitements vitaux. Un espace d’espoir subsiste, pour une réforme en profondeur, où l’éthique médicale et la responsabilité institutionnelle pourront enfin converger, au service d’un objectif unique consistant à assurer à chaque citoyen le droit fondamental de se soigner de manière digne et efficace.
Ahmed NEMLAGHI
