Il est des rencontres qui dépassent le cadre institutionnel pour se hisser au rang d’actes culturels. La Conférence nationale sur l’Apprentissage et l’Éducation des Adultes, organisée par la Confédération allemande pour l’éducation des adultes DVV International, a pris cette dimension rare : celle d’une culture vivante qui se transmet et se réinvente à chaque génération. Dans un monde où l’apprentissage reste trop souvent associé à l’enfance et à la jeunesse, cette rencontre est venue rappeler que l’éducation est un droit continu, une respiration qui traverse toute l’existence, et l’un des fondements invisibles de la dignité humaine. La confédération dans sa branche tunisienne laquelle qui soutient les efforts de l’Etat dans une stratégie d’apprentissage tout au long de la vie, a réuni , le 9 septembre à l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises, experts nationaux et internationaux, représentants ministériels, institutions partenaires, universitaires et acteurs de la société civile, dans une rencontre qui s’est voulue un espace de dialogue et de réflexion stratégique. Elle a mis en lumière avancées, défis et perspectives de l’Apprentissage et de l’Éducation des Adultes (AEA) en Tunisie et dans la région, dans une ambition claire : renforcer sa reconnaissance comme levier culturel et social majeur, capable de répondre aux défis contemporains et de bâtir une société inclusive, résiliente et durable.
Dès l’entrée dans la salle de conférences, le regard se laisse captiver par l’élégance silencieuse de ces poupées et ustensiles tressés avec des fibres naturelles, œuvres délicates des mains des femmes rurales de Semmama. Leur art habite l’espace comme une respiration partagée, infusant chaque recoin d’une présence vive et sensible. Ici, chaque geste, chaque création devient langage, chaque fibre un fil de dialogue, et l’espace lui-même se fait porteur d’une rencontre où l’inclusion et la transmission se conjuguent avec la beauté du geste et la mémoire des savoirs.
Dans son allocution de bienvenue , M. Nazareth Nazaretian, directeur régional de DVV International Afrique du Nord « a souligné l’importance de l’éducation des adultes dans notre région et le rôle central de l’échange d’expériences avec les pays d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et d’Allemagne. « Nous tenons à ce que ces discussions soient inspirantes », a-t-il dit. L’organisation allemande d’éducation des adultes supervise plus de 800 centres en Allemagne et plus de 300 dans d’autres pays.
Il a rappelé que ce congrès est une occasion pour aborder des questions comme la formation, l’environnement social, le développement durable, la citoyenneté et les transformations numériques, tout en affirmant que l’éducation des adultes concerne toutes les catégories et qu’elle représente une composante majeure de l’éducation, conformément aux recommandations de l’UNESCO.
Il a exprimé l’espoir que chaque adulte puisse réaliser son potentiel grâce à l’éducation et à l’apprentissage tout au long de la vie, ajoutant que DVV International s’attache à développer des approches adaptées aux différents contextes sociaux des communautés locales.
En conclusion, il a remercié les partenaires allemands pour leur soutien et a présenté le programme du congrès : interventions, ateliers et axes de discussion.
De son côté, Mme Jacqueline Groth, cheffe du bureau de coopération allemande à l’ambassade d’Allemagne (représentante du ministère fédéral des Affaires sociales) a affirmé que ce colloque n’est pas seulement un événement ponctuel, mais une étape essentielle de réflexion et de construction. L’objectif est de capitaliser sur l’expérience locale et les expériences des pays participants, afin de bâtir des sociétés intégrées et durables.
Elle a exprimé son intérêt pour l’expérience tunisienne, marquée par une dynamique croissante entre structures publiques, organisations de la société civile et universités. Pour elle, la réussite du partenariat constitue une étape clé pour renforcer la dynamique nationale de l’éducation des adultes et en faire un moteur du développement durable.
La professeure Anke Grotlüschen, venue de l’Université de Hambourg, a ouvert un chemin de réflexion lucide. Elle a parlé des obstacles rencontrés par les adultes qui souhaitent reprendre le fil de l’apprentissage, mais aussi de la responsabilité des institutions : « L’éducation des adultes ne peut se limiter à combler des lacunes. Elle doit permettre de franchir des seuils, d’ouvrir des possibles, de donner à chacun les moyens de rester acteur dans une société en mouvement. » Pour elle, il ne s’agit pas seulement de combler un retard, mais de reconnaître une dignité : « Chaque adulte qui apprend reprend possession de son destin. »Dr Anke Grotlüschen, Université de Hambourg, spécialiste des recherches sur l’éducation et l’éducation des adultes, a présenté les premières conclusions d’une étude consacrée à l’éducation des adultes dans le cadre de l’apprentissage tout au long de la vie : ses défis et ses stratégies.
Elle a commencé par rappeler les concepts clés de l’apprentissage tout au long de la vie, ainsi que les obstacles et les stratégies de financement. Elle a souligné que ce domaine reste marginalisé dans les politiques nationales et souvent réduit au seul champ de l’éducation des adultes, alors même que les Objectifs de développement durable (2015) et le Cadre d’action de Marrakech (2022) l’ont élargi à toutes les catégories sociales, en considérant l’apprentissage des adultes comme un pilier essentiel.
Elle a présenté, par la suite les résultats de groupes de discussion menés dans divers pays (Brésil, Inde, Afrique du Sud, Thaïlande, Ukraine, Kirghizstan, Jordanie…). Ces études montrent que la faim, les maladies et la guerre ont accentué les reculs éducatifs, aggravés par la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Les budgets alloués à l’éducation des adultes se sont réduits, et ce secteur est resté secondaire dans les politiques nationales et dans les programmes d’aide internationale.
Une définition claire des concepts s’impose
Selon elle, une définition des concepts s’impose pour rappeler ainsi la définition intégrée de l’éducation des adultes comme étant « un élément essentiel de l’apprentissage tout au long de la vie. Elle englobe toutes les formes d’éducation et de formation permettant aux adultes de participer pleinement à la société et au monde du travail. Elle inclut l’ensemble des processus d’apprentissage — formels, informels, non formels — par lesquels les adultes enrichissent leurs compétences pour améliorer leur vie, leurs communautés et leurs organisations. »
Place, par la suite, à l’intervention de Kamel Hajjam expert en éducation, qui a donné à la rencontre une profondeur presque philosophique. Il a situé l’éducation des adultes dans le temps long : « Elle est un moment historique pour toutes les sociétés humaines. Un espace où l’on propose, où l’on sécurise, où l’on analyse pour mieux préparer l’avenir. » Sa vision est claire : l’apprentissage tout au long de la vie n’est pas une option, mais une nécessité vitale, « une philosophie de l’époque » qui relie générations et territoires.
Son intervention a dessiné les contours d’un système éducatif qui ne marginalise personne et qui repose sur une dynamique communautaire : « Ce choix collectif ne laisse aucun acteur de côté. Il permet à chacun de bénéficier de l’expérience commune, qu’il soit local, national ou international. » Pour lui, l’éducation des adultes est bien plus qu’un simple dispositif : elle est « un outil stratégique qui touche tous les niveaux de la société : stratégique, institutionnel, opérationnel ».
Face aux bouleversements du monde, Dr Hajjam a rappelé l’urgence : la révolution technologique, les mutations économiques, le dérèglement climatique. « Nous ne pouvons pas rester prisonniers de pédagogies figées. Il nous faut inventer une nouvelle culture éducative, adaptée à cette génération d’apprenants adultes. » Il a également souligné le lien indissociable entre l’éducation et le développement durable : « On ne peut prétendre atteindre les Objectifs de développement durable si l’on marginalise l’éducation des adultes. Elle conditionne la réalisation de tous les autres droits. »
Cette réflexion a trouvé un prolongement naturel dans la présentation de la plateforme Moja, par David Harrington, Responsable de projet, Projet Continental
Africain, DVV International.. Moja, a-t-il rappelé, est un espace numérique africain dédié à l’apprentissage et à l’éducation des adultes, conçu d’abord pour les praticiens et les professionnels — enseignants, gestionnaires de programmes — qui disposent d’un meilleur accès aux outils numériques. Sa vocation est simple mais ambitieuse : relier les pays du continent entre eux, favoriser l’échange direct des savoirs et expériences, sans dépendre uniquement de modèles venus d’Europe ou d’Amérique.
Moja s’affirme comme un lieu de connexion, où l’on partage politiques éducatives, curricula, stratégies nationales, mais aussi événements et initiatives locales. Elle se veut également une caisse de résonance pour la voix africaine : donner plus de visibilité aux éducateurs du continent dans les débats mondiaux, leur permettre de dire leur expertise et de faire entendre leurs priorités. « Plutôt que d’aller chercher loin des solutions, nous voulons nous inspirer de ce qui existe déjà, juste à côté, dans les pays voisins », a souligné l’intervenant.
À travers ses webinaires multilingues, ses espaces de ressources et ses projets tels que Socially Engaged Scholarship, Moja cherche à rapprocher la recherche des communautés, à transformer la connaissance académique en actions concrètes. En Tunisie comme ailleurs, des représentants locaux accompagnent cette dynamique et facilitent la participation.
Un panel régional
Tout au long de la journée, d’autres voix se sont mêlées à ce dialogue, venues du Maroc, d’Algérie, de Mauritanie, d’Égypte, de Jordanie et de Tunisie. Chacune a témoigné des cadres législatifs, des avancées et des limites, contribuant à une fresque régionale où les expériences se répondent et s’enrichissent. Le panel régional a offert une scène vivante à des spécialistes venus de divers pays arabes et africains, réunis pour partager leurs expériences et analyser les cadres réglementaires ainsi que les évolutions législatives de l’Apprentissage et de l’Éducation des Adultes (AEA).
Jawad Algousous, directeur de DVV International pour la Jordanie, a évoqué l’histoire et la trajectoire de l’éducation des adultes dans son pays. Il a rappelé l’ouverture précoce de classes pour adultes face à des taux d’analphabétisme élevés et a souligné que, malgré les progrès, des inégalités persistent en raison de l’accès irrégulier à l’éducation et de l’absence d’une vision commune parmi les institutions. Il a insisté sur l’importance d’adapter les programmes aux évolutions rapides du marché du travail et de mobiliser les ressources nécessaires pour répondre aux besoins de tous les apprenants.
Fatma Ayad, experte égyptienne en éducation et chercheuse à l’Académie arabe pour l’éducation des adultes, a présenté l’impact du Cadre de Marrakech sur l’éducation des adultes et les perspectives qu’il ouvre. Elle a mis en avant l’importance du rôle du secteur associatif pour compléter l’action de l’État et a insisté sur la nécessité d’ajuster législation et politiques éducatives aux mutations sociales et technologiques, afin de garantir une éducation inclusive et durable.
Cheikhna Salem Val, représentant de la Mauritanie, a décrit l’évolution de l’enseignement des adultes dans son pays, traditionnellement centré sur l’enseignement religieux et les compétences de base. Il a souligné que les changements liés à l’urbanisation et aux migrations internes exigent désormais une approche plus large, intégrant de nouvelles compétences et une adaptation aux réalités de la vie urbaine. Les centres éducatifs civiques et les initiatives locales commencent à se développer, mais la couverture reste limitée et appelle à un renforcement et à une modernisation des programmes.
Hassen Slimani, expert algérien en éducation des adultes, a présenté le système structuré et les avancées significatives de l’Algérie. Il a rappelé l’adoption en 2008 d’une stratégie nationale d’alphabétisation et la réduction spectaculaire du taux d’analphabétisme. Il a souligné le rôle des formations multilingues et des programmes professionnels obligatoires pour les demandeurs d’emploi, et a insisté sur l’importance de maintenir la continuité de l’apprentissage tout au long de la vie pour favoriser l’inclusion sociale et professionnelle.
Saïd Doukali, universitaire et expert marocain, a partagé la diversité du secteur éducatif pour adultes dans son pays, insistant sur la nécessité d’harmoniser les pratiques, de garantir un accès équitable à la formation et d’intégrer les adultes dans le système éducatif et professionnel. Selon lui, l’éducation des adultes constitue un levier essentiel pour développer les compétences tout au long de la vie et réduire les inégalités sociales.
Enfin, Safouen Alayet, directeur de DVV International en Tunisie, a rappelé que la coopération et le partage des bonnes pratiques entre pays voisins renforcent la dynamique nationale et régionale de l’éducation des adultes. Il a souligné que l’efficacité de l’AEA ne réside pas seulement dans la législation mais dans l’adaptation aux besoins réels des apprenants, le renforcement des institutions et le développement de partenariats locaux et régionaux.
Ce panel a ainsi révélé que, plus que les cadres législatifs eux-mêmes, c’est l’échange d’expériences et la coordination entre acteurs qui nourrissent la résilience et l’innovation dans l’Apprentissage et l’Éducation des Adultes.
Des ateliers interactifs
Les ateliers animés par Monia Manai et Ola Issa ont prolongé cette dynamique, en plaçant les participants au centre de la réflexion, autour de l’éducation comme ciment du vivre-ensemble. Dans cette mosaïque de voix, l’intervention d’Ola Issa, représentante de DVV International en Palestine, a apporté une résonance particulière. Elle a partagé, à distance, les expériences de son organisation dans différents pays, insistant sur une approche globale, mais jamais uniforme. « Nous ne croyons pas à un modèle unique imposé partout. Nos projets s’inspirent de diverses expériences, ancrées dans la recherche, mais toujours adaptées au terrain », a-t-elle expliqué, citant notamment des programmes pilotes devenus des références régionales.
Elle a décrit comment DVV International a su constituer une « boîte à outils » de ressources — curricula, modules de formation, méthodes de renforcement des capacités — conçue pour être modulable et transférable. Mais elle a aussi insisté sur les défis propres au contexte palestinien : « En Palestine, ce travail n’est pas évident. L’État a d’autres priorités, liées à la survie quotidienne et aux urgences politiques. Notre action ne peut donc pas se déployer à l’échelle macro, comme dans d’autres pays. Elle prend racine dans les communautés, auprès des associations locales, dans le travail patient avec des individus. C’est là que nous construisons, pierre après pierre, la possibilité d’une éducation qui donne force et dignité. »
L’après-midi a ouvert un autre chapitre, plus expérimental, consacré aux approches innovantes en matière d’éducation des adultes comme la méthode sémio-didactique à titre indicatif, qui s’attache à la dimension symbolique et culturelle du langage. Elle met en lumière la manière dont les signes, les images et les récits véhiculent des savoirs, et comment leur interprétation collective peut enrichir la compréhension et stimuler l’esprit critique.
Ces ateliers, animés dans un esprit d’échange et d’expérimentation, ont rappelé que l’éducation des adultes ne se limite pas aux cadres législatifs ou institutionnels : elle se vit, se pratique, s’invente au quotidien. Ils ont donné corps à cette idée partagée tout au long de la conférence : l’AEA est à la fois un espace de liberté et un laboratoire culturel, où s’expérimentent de nouvelles façons de transmettre et de recevoir.Au terme de cette rencontre, une conviction s’impose : l’éducation des adultes est indissociable d’une vision de société qui refuse l’exclusion et choisit l’avenir. Elle est mémoire partagée et avenir en devenir, un acte profondément culturel qui réaffirme la dignité humaine.
« Je représente le bureau de DVV International en Tunisie, ouvert en 2019 et qui fait partie d’un réseau mondial présent dans plus de trente-sept pays. Notre mission s’inscrit dans une dynamique de coopération étroite avec plusieurs partenaires tunisiens. Nous travaillons avec différents ministères — Affaires sociales, Enseignement supérieur et Recherche scientifique, Agriculture, Santé — mais aussi avec de nombreux départements sectoriels.
Mona BEN GAMRA