Ces derniers mois, dans les rues de Tunis et de plusieurs grandes villes, le phénomène devient de plus en plus visible : des personnes, parfois seules, parfois accompagnées d’enfants, dorment à même le trottoir, sur un banc public ou sous un abri de fortune. Ce qui frappe particulièrement, c’est la présence croissante de femmes parmi ces sans-abris. Une image qui interpelle et qui suscite de nombreuses interrogations. La première étant : s’agit-il d’un signe d’aggravation de la pauvreté en Tunisie, ou bien d’un phénomène social plus complexe, lié aussi à la mendicité organisée ?
Les passants le constatent chaque jour, notamment dans les quartiers très fréquentés des grandes villes. À la tombée de la nuit, certains trottoirs se transforment en lieux de couchage improvisés. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il semble s’accentuer et se banaliser.
Là où, autrefois, les sans-abris constituaient une minorité peu visible, ils apparaissent aujourd’hui comme un élément récurrent du paysage urbain. Ce qui choque davantage, c’est la féminisation progressive de ce phénomène. Voir des femmes, parfois jeunes, parfois âgées, dormir dans la rue interpelle la société. Cela met en évidence une vulnérabilité encore plus forte, car ces femmes sont exposées à des risques accrus d’agressions, de violences ou d’exploitation.
La pauvreté, cause première ?
Il est indéniable que la crise économique que traverse le pays joue un rôle important. Avec l’inflation persistante, le chômage des jeunes, la précarisation des emplois et la difficulté d’accès au logement, de nombreuses familles basculent dans la pauvreté. Dans les cas les plus extrêmes, cette pauvreté conduit à la perte de toit. Des rapports d’organisations sociales rappellent que la pauvreté touche près de 20% de la population, avec une concentration plus forte dans les régions intérieures. Même dans les grandes villes, la vie devient de plus en plus chère : loyers élevés, charges quotidiennes, manque d’aides publiques suffisantes. Pour certains, la rue devient la seule option, faute de solutions alternatives.
La mendicité organisée, un autre facteur
Toutefois, réduire le phénomène des sans-abris uniquement à la pauvreté serait simpliste. Dans plusieurs cas, il ne s’agit pas de personnes totalement démunies, mais d’individus ou de familles qui choisissent de dormir dans la rue pour susciter la compassion et récolter davantage d’argent en mendiant. Des enquêtes sociales menées par les municipalités et les ONG ont montré que certaines personnes disposaient d’un logement ou d’un minimum de revenus, mais préféraient occuper l’espace public pour maximiser leurs gains. Derrière ce choix se cache parfois un réseau de mendicité structuré, où des enfants et des femmes sont utilisés pour apitoyer les passants. Cette dimension rend le phénomène encore plus complexe, car elle brouille la frontière entre véritable détresse sociale et exploitation de la mendicité comme stratégie de survie ou de profit.
L’Etat et les mécanismes de soutien
Face à ce phénomène, la réaction des autorités reste insuffisante. Des structures d’accueil existent, comme les centres sociaux ou les foyers pour sans-abris, mais leur capacité est limitée et leur couverture géographique restreinte. De plus, les conditions dans certains de ces centres ne favorisent pas toujours la réinsertion : manque de suivi psychologique, absence de programmes de formation ou de réintégration professionnelle. L’État dispose de mécanismes de soutien financier, mais ceux-ci peinent à atteindre toutes les personnes vulnérables. La gestion du phénomène des sans-abris repose aussi sur la coopération avec les associations, mais celles-ci manquent souvent de moyens.
Une société partagée entre compassion et méfiance
Les Tunisiens eux-mêmes sont partagés face à ces scènes quotidiennes. Beaucoup éprouvent de la compassion et n’hésitent pas à donner une pièce, un sandwich ou un vêtement. Mais d’autres se montrent plus méfiants, estimant que certains sans-abris ne le sont pas par contrainte mais par choix. Ce dilemme moral alimente un débat social plus large : comment distinguer les véritables cas de pauvreté extrême de ceux qui relèvent de la mendicité organisée ? Et surtout, quelle doit être la réponse d’une société qui aspire à plus de solidarité et de dignité ?
Une question de dignité humaine
Quelles qu’en soient les causes, le fait de voir des femmes et des hommes contraints – ou décidés – à passer la nuit dehors dans un pays qui se veut protecteur de ses citoyens reste une question de dignité humaine. Le problème n’est pas seulement économique ou sécuritaire, il est aussi moral. Une société qui tolère que ses membres vivent et dorment dans la rue sans assistance suffisante met en péril sa cohésion et ses valeurs fondamentales.
Le phénomène des sans-abris en Tunisie est le résultat d’une combinaison de facteurs : pauvreté réelle, recherche de mesures effectives, mais aussi existence de stratégies de mendicité qui détournent la compassion des citoyens.
La réponse ne peut être uniquement répressive, ni se limiter à l’assistance ponctuelle. Elle doit être globale : prévention de la pauvreté, création de structures d’accueil dignes, programmes de réinsertion sociale et professionnelle, et lutte contre l’exploitation des plus vulnérables.
Car, qu’ils soient victimes de la misère ou acteurs d’un système de mendicité, les sans-abris reflètent avant tout l’échec d’un modèle social à protéger les plus fragiles. C’est aussi la conséquence de l’incurie des régimes antérieurs. Aujourd’hui, la philosophie de l’Etat repose sur le social quantitatif : et, donc, plus personnes ne restera en marge.
Leila SELMI
