L’Institut national de la statistique (INS) vient de publier les résultats détaillés du recensement général de la population et de l’habitat pour 2024. L’une des données les plus frappantes est que plus des trois quarts des familles tunisiennes, soit 75,1%, sont propriétaires de leur logement. Ce chiffre, impressionnant en comparaison internationale, confirme la place centrale qu’occupe la propriété dans notre culture. Pourtant, cette réalité statistique contraste fortement avec la crise actuelle, marquée par une dégradation du pouvoir d’achat, une difficulté d’accès au financement immobilier et une pression économique croissante sur les ménages.
Depuis plusieurs générations, la possession d’un logement est perçue en Tunisie comme une sécurité, une garantie de stabilité et un héritage à transmettre. Dans une société où la famille constitue encore le noyau central, posséder sa maison ou son appartement n’est pas seulement un investissement matériel, c’est aussi un symbole de réussite et d’indépendance. L’INS souligne que cette orientation vers la propriété garantit une certaine stabilité familiale et sociale, dans un contexte où la location est souvent perçue comme un choix temporaire ou subi.
Ce chiffre de 75,1% place la Tunisie parmi les pays où l’accès à la propriété est le plus répandu, largement au-dessus de la moyenne européenne par exemple, qui tourne autour de 65%. Mais il ne faut pas oublier que ce haut taux de propriétaires est aussi l’héritage d’une longue dynamique de construction et d’auto-construction, souvent sur des terrains familiaux, parfois en dehors des circuits formels.
Un parc de logements en forte croissance
Les données du recensement montrent également une augmentation constante du parc de logements depuis un demi-siècle. En 1975, la Tunisie comptait à peine plus d’un million de logements. En 2024, ce chiffre dépasse les 4,2 millions, dont 80,7% sont habités et 19,3% restent vacants. Entre 2014 et 2024 seulement, près d’un million de nouveaux logements ont été construits, avec une moyenne annuelle de 97 600 unités. Cette croissance traduit l’effort continu des familles pour accéder à la propriété, souvent au prix de sacrifices financiers considérables. Dans de nombreux cas, la construction s’est faite progressivement, étage par étage, sur plusieurs années. Les familles tunisiennes ont ainsi développé une véritable stratégie de capitalisation immobilière, transformant l’habitat en valeur refuge face aux incertitudes économiques et politiques.
Une contradiction avec la crise actuelle
Si la majorité des familles possède son logement, la situation économique actuelle rend ce constat paradoxal. Car dans le même temps, la Tunisie traverse une crise profonde. Le pouvoir d’achat des ménages s’effrite sous l’effet de l’inflation, le coût des matériaux de construction s’envole, et les taux d’intérêt pratiqués par les banques freinent l’accès au crédit immobilier. De plus en plus de jeunes, même diplômés et salariés, peinent à envisager l’acquisition d’un logement. Cette contradiction est frappante : d’un côté, une photographie statistique qui met en avant une société de propriétaires, de l’autre, une réalité sociale où de nombreux Tunisiens ressentent une insécurité croissante face à leur avenir résidentiel. Pour les nouvelles générations, le rêve de posséder un logement semble s’éloigner, alors même que leurs parents ou grands-parents y sont parvenus.
Le poids des logements vacants
Le recensement souligne également que près d’un logement sur cinq est vacant. Ce chiffre soulève plusieurs questions. Certains de ces logements sont inhabités parce qu’ils appartiennent à des familles vivant à l’étranger, d’autres sont en construction ou en attente de régularisation foncière. Mais dans un pays où de nombreux ménages peinent à se loger dignement, cette proportion de logements inoccupés apparaît comme un gaspillage potentiel. Elle met en lumière les déséquilibres entre l’offre et la demande, mais aussi les difficultés structurelles du marché immobilier.
La propriété comme double tranchant
Être propriétaire de son logement est indéniablement une force. Cela permet à de nombreuses familles de réduire leurs charges fixes, de se protéger contre l’augmentation des loyers et de disposer d’un capital transmissible. Mais cette culture de la propriété a aussi ses limites. Elle a souvent conduit les ménages à immobiliser leurs économies dans la pierre, au détriment d’autres formes d’investissement productif. Elle a aussi alimenté une spéculation immobilière qui, ces dernières années, a contribué à faire grimper les prix et à rendre l’accès au logement de plus en plus difficile pour les jeunes générations.
Un défi pour les politiques publiques
Cette situation soulève un enjeu majeur pour les pouvoirs publics. Comment maintenir un haut niveau de stabilité résidentielle tout en offrant aux jeunes la possibilité de devenir propriétaires à leur tour ? Comment réguler le marché immobilier pour éviter une flambée des prix tout en soutenant la construction ? Comment valoriser le parc de logements vacants afin de réduire la pression sur les familles en quête d’un toit ?
Le défi est de taille, car la question du logement touche directement à la cohésion sociale. Une société où les jeunes n’ont plus les moyens d’accéder à la propriété risque de voir émerger des tensions et un sentiment d’exclusion. À l’inverse, des politiques efficaces de soutien à l’habitat et d’encouragement à des alternatives comme la location encadrée pourraient rééquilibrer la situation.
Le recensement de 2024 met en lumière un paradoxe tunisien. Oui, 75,1% des familles sont propriétaires de leur logement, un chiffre qui traduit une tradition culturelle forte et une réussite collective dans l’effort d’auto-construction. Mais ce taux élevé masque des fragilités actuelles : la flambée des prix, la difficulté d’accès au crédit, la stagnation des salaires et la pression croissante sur les jeunes générations.
La Tunisie reste une société de propriétaires, mais cette réalité est désormais menacée par une crise économique persistante. Entre la fierté d’avoir bâti un patrimoine immobilier solide et l’angoisse d’un avenir incertain pour les jeunes ménages, le pays se retrouve face à une contradiction qui appelle des réponses rapides et innovantes. La politique du logement devra, plus que jamais, concilier tradition et adaptation pour que la propriété demeure un symbole de stabilité et non un privilège inaccessible.
Leila SELMI
