Ancien magistrat devenu avocat, Me Béchir Essid compte près d’un demi-siècle d’expérience au service du droit et de la défense des libertés. Figure respectée du Barreau tunisien, il occupe actuellement le poste de secrétaire général adjoint de l’Union des avocats arabes (UAA). Membre actif de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, il s’est illustré par son engagement constant en faveur de la justice et de la dignité humaine. Tout au long de sa carrière, Me Essid a plaidé dans les grands procès politiques de l’ancien régime, défendant des opposants et des militants victimes d’abus. Lui-même n’a pas échappé à la répression : emprisonné sous l’ancien pouvoir, puis menacé par les groupes terroristes durant les années 2013-2014, il a été placé sous protection rapprochée par le ministère de l’Intérieur. Élu à deux reprises bâtonnier de l’Ordre national des avocats (en 2001 et 2007), il a marqué son passage par un combat sans relâche pour l’indépendance de la profession et la défense des droits humains, notamment aux côtés de Me Radhia Nasraoui, figure emblématique de la lutte contre la torture.
Aujourd’hui, fort de cette longue expérience, Me Béchir Essid partage avec Le Temps son regard sur la situation judiciaire, sociale et politique en Tunisie, mais aussi sur les défis que le monde arabe affronte : souveraineté, justice et identité.
Le Temps : Selon vous, pourquoi les régimes précédents n’ont-ils pas réussi à instaurer une véritable justice sociale en Tunisie ?
Me Essid : Les régimes antérieurs n’ont jamais su mettre en place un véritable programme politique ni une stratégie globale de réformes capables de consolider la justice sociale dans l’intérêt du peuple. Depuis l’indépendance, en 1956, la vie politique tunisienne a été dominée par des luttes partisanes et des rivalités pour le pouvoir, au détriment des préoccupations réelles des citoyens. Ces divisions ont ouvert la voie à des abus de pouvoir, à la corruption et à de multiples malversations. Ce qui a amené à des crimes politiques dont celui de Salah Ben Youssef en 1961, ainsi que ceux de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en 2013. Sans parler des différents attentats perpétrés par des terroristes. Les gouvernements successifs ont privilégié les intérêts politiques au lieu de bâtir un modèle de gouvernance fondé sur l’équité, la transparence et la dignité humaine.
– Qu’est-ce qui distingue, selon vous, l’approche du Président Kaïs Saïed ?
– Le président Kaïs Saïed a rompu avec cette logique. Depuis le 25 juillet 2021, il a prôné une démocratie populaire, basée sur le contact direct avec le peuple, en contournant les appareils partisans qui ont longtemps confisqué la volonté nationale. Son projet repose sur une philosophie claire : replacer le citoyen au centre de la décision publique et instaurer une justice impartiale, dont la devise est l’égalité de tous devant la loi. C’est un retour à l’esprit de l’État social, fondé sur la solidarité, la responsabilité et la primauté du droit.
– Mais la Tunisie sort d’une période particulièrement difficile, marquée par le terrorisme et la crise économique. Quels en ont été les effets ?
Effectivement, la dernière décennie a été marquée par des crises profondes. Les actes terroristes ont gravement affecté le pays, tant sur le plan politique que social, tandis que la mauvaise gouvernance a aggravé la situation économique : chômage en hausse, pouvoir d’achat en baisse et sentiment d’injustice généralisé. Les luttes partisanes ont pris le dessus sur toute volonté de réforme. Le peuple a été relégué au second plan, alors qu’il devait être la finalité même de l’action publique.
– Quelle est, selon vous, la priorité aujourd’hui pour concrétiser cette vision de justice sociale ?
– Il s’agit désormais de traduire les principes proclamés en réformes concrètes, en commençant par la consolidation de l’État de droit et la moralisation de la vie publique. La réforme ne peut réussir que si elle s’appuie sur une volonté sincère de servir le peuple, loin des calculs politiques. L’objectif est clair. Elle consiste à bâtir une Tunisie où chaque citoyen, où qu’il vive, pourra jouir des mêmes droits, des mêmes chances et de la même dignité.
– Le débat autour de l’identité nationale revient souvent dans le discours politique et social. Comment définissez-vous l’identité tunisienne dans le contexte actuel ?
– Concernant le problème de l’identité, il convient avant tout de prendre comme repère l’histoire du peuple et sa culture profonde. L’identité tunisienne est, par essence, arabe et musulmane, mais sans fanatisme ni exclusion. Elle s’enracine dans un patriotisme authentique, fidèle à la Tunisie, au-delà des clivages politiques, idéologiques ou religieux. Notre identité ne doit pas être source de division, mais de cohésion et de fierté nationale. Elle reflète un héritage millénaire d’ouverture, de tolérance et de modération, qui a toujours distingué la Tunisie dans le monde arabo-musulman. C’est pourquoi la Constitution de 2022 a consacré ce principe : la patrie se situe au-dessus de toute autre considération, quelle qu’en soit la nature. L’attachement à la nation doit primer les appartenances secondaires. C’est cette vision unificatrice que le président Kaïs Saïed met en avant lorsqu’il parle de la Tunisie comme d’un État fondé sur la dignité, la souveraineté et la fidélité à son histoire.
– Comment peut-on, juridiquement parlant, concilier la protection de l’identité nationale avec le respect des libertés individuelles, dans le cadre de la Constitution de 2022 ?
La Constitution de 2022 a posé un équilibre subtil entre deux exigences fondamentales : préserver l’identité nationale et garantir les droits et libertés. Elle consacre en effet, d’un côté, le caractère arabo-musulman de la Tunisie, enraciné dans son histoire et sa civilisation, et de l’autre, elle affirme l’attachement de l’État aux valeurs universelles des droits de l’homme.
Cet équilibre n’est pas contradictoire, à condition qu’on le comprenne dans son véritable esprit juridique et moral. L’identité tunisienne n’exclut pas la modernité ni l’ouverture ; elle les encadre, en veillant à ce que toute réforme reste conforme aux principes et valeurs de la société.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Constitution met l’accent sur la dignité humaine, qui constitue le socle de toutes les libertés. La dignité n’est pas seulement une valeur morale, elle est une notion juridique fondamentale, qui guide l’action de l’État et inspire les politiques publiques.
Ainsi, la Tunisie de Kaïs Saïed cherche à bâtir un État souverain, juste et respectueux de ses racines, tout en assurant à chaque citoyen la liberté de penser, de créer et de vivre selon sa conscience, dans le cadre des lois et du respect de l’ordre public.
– Sur le plan de la souveraineté et de la sécurité nationale, quelle lecture faites-vous de la situation actuelle du monde arabe, et comment la Tunisie tente-t-elle d’y échapper ?
– La vérité, c’est que le monde arabe reste profondément divisé, selon une logique héritée de la période coloniale et renforcée par les visées sionistes. La plupart des 22 États arabes n’ont réussi à restaurer pleinement ni leur identité ni leur sécurité nationale. Ils demeurent, d’une manière ou d’une autre, sous l’emprise de forces étrangères, qu’elles soient économiques, sécuritaires ou culturelles.
Cette dépendance s’est traduite par une perte d’autonomie stratégique et un affaiblissement de la conscience nationale, dans plusieurs pays où l’on tend à suivre «le vainqueur», comme l’avait si bien analysé Ibn Khaldoun dans ses Prolégomènes.
Le soi-disant «printemps arabe», présenté comme une ère de liberté, a en réalité contribué à déstabiliser plusieurs pays, créant le chaos et ouvrant la voie à une nouvelle forme d’ingérence. Son objectif inavoué était de maintenir le monde arabe dans un état de fragmentation et de dépendance, pour mieux exploiter ses richesses.
C’est dans ce contexte que certains régimes ont choisi la voie de la normalisation avec l’entité sioniste, une démarche qui n’a fait que renforcer la vulnérabilité de leur sécurité nationale et légitimer les crimes inhumains commis contre le peuple palestinien.
Face à cela, le Président Kaïs Saïed a tenu un cap ferme : préserver la souveraineté nationale et refuser toute soumission aux diktats étrangers. Il a déclaré sans ambiguïté que la Tunisie devait compter sur ses propres moyens, plutôt que de céder aux conditions imposées par le Fonds monétaire international (FMI), qui risqueraient d’aggraver la pauvreté et de raviver les tensions sociales, comme ce fut le cas lors des émeutes du pain en 1984. Son mot d’ordre est clair : l’alternative, c’est nous-mêmes.
Mais la souveraineté économique et politique doit aller de pair avec une souveraineté judiciaire. Or, beaucoup reste à faire dans ce domaine. La justice doit être totalement purifiée des influences et débarrassée des pratiques de corruption et de favoritisme. Car, en principe, le juge n’a d’autorité que la loi, et toute décision doit être guidée par la neutralité et l’impartialité absolues.
C’est à cette condition que l’État de droit pourra pleinement se consolider et que la Tunisie pourra préserver son indépendance dans toutes ses dimensions, politique, économique et morale.
Propos recueillis par Ahmed NEMLAGHI
