Mondher AFI
La rencontre tenue le samedi 6 décembre 2025 au palais de Carthage entre le Président Kaïs Saïed et Son Excellence Qais Bin Mohammed Al-Yousef, ministre omanais du Commerce, de l’Industrie et de la Promotion de l’Investissement, s’inscrit dans une configuration diplomatique où l’histoire, la mémoire et le capital symbolique jouent un rôle déterminant dans la structuration des alliances contemporaines.
À première vue, il pourrait sembler s’agir d’une réunion bilatérale classique, ancrée dans les usages protocolaires. Cependant, cette rencontre révèle en réalité une profondeur sociologique remarquable : la mobilisation consciente d’un héritage partagé pour renforcer un partenariat stratégique, dans une région arabe marquée par les discontinuités, les ruptures et les reconfigurations successives.
En évoquant l’école fondée par Mohamed Ali Boudhina à Mascate ou la visite historique du Sultan Qaboos en 1973, le Président ne se limite pas à rappeler des épisodes du passé, il engage un processus de réactivation du capital symbolique — au sens de Pierre Bourdieu — afin de reconstruire un horizon relationnel fondé sur la profondeur historique et la continuité civilisationnelle. Dans un monde arabe où la mémoire collective a souvent été reléguée à l’arrière-plan, au profit de stratégies conjoncturelles dictées par les impératifs économiques et sécuritaires, ce choix méthodique acquiert une portée stratégique majeure.
La mémoire partagée devient ainsi une ressource diplomatique et aussi un mécanisme sociologique qui permet de consolider les éléments stables du lien interétatique. Elle confère de la légitimité au présent, structure la confiance, nourrit la stabilité et inscrit la relation tuniso-omanaise dans une temporalité longue, ce qui constitue un antidote puissant face à la volatilité géopolitique régionale. Dans nombre de régions du monde, les relations internationales sont devenues un espace de compétition effrénée, gouverné par l’instantanéité et l’immédiateté. La démarche tunisienne, portée par le Président Kaïs Saïed, rompt avec cette logique : elle propose une diplomatie enracinée, apte à résister aux fluctuations cycliques.
Sur le plan sociologique, la réactivation de la mémoire commune s’articule autour de trois dynamiques essentielles. Premièrement, elle permet de réintroduire la notion de continuité dans le champ diplomatique, rappelant que les États ne se construisent pas uniquement dans le présent, mais dans une sédimentation historique longue. Deuxièmement, elle favorise la production d’un imaginaire collectif partagé, indispensable à la stabilité des relations arabes. Troisièmement, elle offre aux acteurs politiques un cadre symbolique qui structure la prise de décision et éclaire les choix stratégiques.
Dans cette perspective, le Président Saïed ne mobilise pas l’histoire comme un simple décor, il la réinvestit comme instrument de souveraineté, comme matrice cognitive permettant d’inscrire la Tunisie dans un espace arabe auquel elle appartient par proximité culturelle, affinités sociales et continuité spirituelle. Ce travail de réinscription n’est pas rhétorique, mais stratégique : il vise à replacer la Tunisie au centre d’une architecture arabe qui se recompose, en affirmant qu’elle ne se conçoit ni comme périphérie ni comme spectatrice, mais comme actrice consciente de son héritage et de ses responsabilités historiques.
Au moment où la fragmentation du monde arabe atteint des niveaux préoccupants, la Tunisie adopte une posture inverse : elle réhabilite la mémoire comme fondement d’une cohérence nouvelle. Ce geste, profondément sociologique, reflète une compréhension fine des mécanismes qui structurent le lien interétatique : lorsqu’une relation s’appuie sur un passé dense et reconnu, elle résiste mieux aux tensions extérieures, aux polarisations régionales et aux mutations globales.
Ainsi, la rencontre de Carthage n’est pas un simple événement diplomatique, elle est l’expression d’une vision où le passé n’est pas objet de nostalgie, mais levier de projection stratégique.
Vision politique et souveraineté stratégique
L’un des éléments les plus significatifs de la rencontre tuniso-omanaise réside dans la cohérence de la vision politique portée par le Président Kaïs Saïed concernant la souveraineté, l’autonomie stratégique et la place de la Tunisie dans un monde en recomposition. Depuis plusieurs années, il souligne que les relations internationales traversent une période de transition profonde : montée des puissances émergentes, effritement des paradigmes occidentaux, retour des logiques de blocs, exacerbation des crises globales et transformation des chaînes de valeur mondiales.
Dans ce contexte mouvant, la Tunisie est confrontée à une question centrale : comment préserver son indépendance et garantir sa souveraineté sans s’enfermer dans un isolement contreproductif ? Le Président Saïed répond à cette interrogation par une stratégie articulée autour de deux principes : diversification et autonomie.
La diversification stratégique ne signifie pas seulement s’ouvrir à de nouveaux partenaires, elle renvoie à un repositionnement méthodique visant à rompre avec la dépendance excessive à l’égard de l’Europe, qui a longtemps structuré l’économie tunisienne. Elle permet de créer un espace de manœuvre élargi, où la Tunisie peut interagir sur plusieurs plans et multiplier les pôles d’appui. Cette démarche n’est pas idéologique, elle s’appuie sur une rationalité politique et géoéconomique fondée sur l’évaluation lucide des rapports de force mondiaux.
L’autonomie stratégique, quant à elle, renvoie au refus explicite de la tutelle, de l’ingérence et des conditionnalités politiques. Elle incarne le choix d’un État qui refuse de déléguer son avenir à des acteurs extérieurs et qui entend déterminer seul ses priorités économiques, sociales et diplomatiques. Cette posture, souvent incomprise par les observateurs traditionnels, constitue pourtant l’une des pierres angulaires de la vision présidentielle. Elle inscrit la Tunisie dans une logique de dignité nationale et d’indépendance décisionnelle.
Dans ce cadre, Oman apparaît comme un partenaire naturel. Le Sultanat partage avec la Tunisie une diplomatie fondée sur la modération, la neutralité active, la recherche de solutions pacifiques et la capacité à jouer un rôle de médiateur dans un environnement régional souvent marqué par le clivage et l’escalade. Il existe entre Tunis et Mascate une affinité politique profonde qui facilite la construction d’un partenariat équilibré, non conflictuel et respectueux des souverainetés nationales.
Cette convergence diplomatique s’inscrit également dans une dynamique plus large : la recomposition du monde arabe en pôles différenciés. Alors que certaines puissances régionales s’engagent dans des stratégies d’influence souvent conflictuelles, la Tunisie et Oman incarnent une autre voie, celle de la sobriété, du dialogue, de la non-ingérence et de la recherche d’une stabilité durable. Cette spécificité confère à leur relation une visibilité nouvelle, dans un environnement où la modération devient une ressource rare et précieuse.
En ce sens, la vision présidentielle ne se limite pas à l’ajustement conjoncturel des relations diplomatiques, elle traduit une doctrine. Une doctrine qui vise à repositionner la Tunisie comme acteur souverain, lucide, capable d’anticiper les transformations géopolitiques, de protéger ses intérêts fondamentaux et de dialoguer avec des partenaires qui partagent son éthique politique.
Coopération géoéconomique et projection arabe : vers une économie politique de la complémentarité
Le troisième registre mis en évidence lors de la rencontre de Carthage relève clairement d’une lecture géoéconomique structurante : il manifeste la volonté tunisienne, exprimée avec constance et clarté par le Président Kaïs Saïed, de repenser le développement national à travers des dynamiques de complémentarité régionale, fondées sur la souveraineté économique, la diversification des partenariats et l’édification progressive d’un espace arabe intégré. Cette orientation n’est ni un choix conjoncturel ni une réponse tactique aux fluctuations internationales, elle s’inscrit dans une vision stratégique cohérente, qui réconcilie mémoire historique, intelligence géopolitique et pragmatisme économique.
Les indicateurs disponibles révèlent une progression continue des échanges tunisiens avec les pays arabes : l’Algérie, la Libye, l’Égypte ainsi que les États du Golfe. Ce dynamisme ne doit rien au hasard. Il reflète une volonté souveraine de repositionner la Tunisie dans des circuits économiques plus compatibles avec ses atouts structurels. Ce tournant repose sur trois constats fondamentaux mis en avant par la lecture présidentielle.
Premièrement, l’Europe traverse un cycle de vulnérabilités multiples — tensions géopolitiques internes, ralentissement économique, pression énergétique, fragmentation de ses chaînes de valeur — qui réduit sa capacité à constituer un pôle stabilisateur fiable pour la Tunisie. Sans renier les liens historiques, cette situation impose de diversifier les horizons, d’élargir les débouchés, de sécuriser les approvisionnements et de multiplier les partenariats équilibrés.
Deuxièmement, plusieurs pays arabes connaissent aujourd’hui une reconfiguration profonde de leurs économies : diversification industrielle, investissements dans les nouvelles technologies, montée des besoins en ingénierie, en santé, en formation, en numérique, en services logistiques et en expertise institutionnelle. Ce basculement crée une demande objective à laquelle la Tunisie est parfaitement positionnée pour répondre, grâce à la qualité de son capital humain et la densité de son savoir-faire.
Troisièmement, la Tunisie possède un réservoir de compétences reconnu dans la région. Ses ingénieurs, ses enseignants, ses professionnels de la santé, ses entrepreneurs et ses cadres administratifs jouissent d’une réputation de rigueur, d’innovation et d’adaptabilité. Cette ressource constitue un avantage comparatif stratégique que la vision présidentielle cherche précisément à valoriser à travers une diplomatie économique ciblée et intelligente.
Dans cette recomposition régionale, Oman apparaît comme un partenaire particulièrement significatif. Son modèle économique — reposant sur la stabilité politique, la prudence financière, la diversification progressive et l’absence de conditionnalités contraignantes — crée un environnement d’une fiabilité rare dans un contexte régional souvent marqué par la volatilité. Contrairement à d’autres acteurs qui mobilisent l’économie comme outil d’influence ou de pression, Oman adopte une approche respectueuse, fondée sur la confiance, la prévisibilité et l’équilibre. Cette posture entre en profonde résonance avec les principes défendus par le Président Kaïs Saïed : dignité nationale, souveraineté décisionnelle, refus des dépendances asymétriques et partenariat fondé sur le respect mutuel.
Les opportunités pour la Tunisie sont nombreuses et concrètes : transition énergétique, développement des infrastructures portuaires et logistiques, industries numériques, services technologiques, formation professionnelle, systèmes de santé, agroalimentaire, services éducatifs, ainsi que coopération administrative et institutionnelle. Ces secteurs ne représentent pas de simples intentions diplomatiques, ils traduisent une convergence réelle entre les besoins omanais et les compétences tunisiennes.
À plus long terme, ce rapprochement peut servir de laboratoire pour une nouvelle architecture de coopération arabe, rationnelle, pragmatique et durable. Un partenariat capable de dépasser les discours incantatoires pour instaurer des mécanismes solides de complémentarité économique, de circulation des compétences, de sécurité alimentaire et énergétique et de co-développement stratégique.
Cette dynamique traduit l’essence même de la vision présidentielle : une Tunisie qui refuse les dépendances structurelles, qui croit en ses ressources, qui s’appuie sur son histoire pour éclairer l’avenir et qui conçoit son insertion internationale selon une logique de souveraineté, de clarté et d’intelligence stratégique. La relation tuniso-omanaise devient ainsi un modèle de coopération fondée sur l’équilibre, la lucidité et la confiance — un modèle à la hauteur des ambitions d’une Tunisie qui entend façonner son destin plutôt que de le subir.
