Dans le prolongement de ma précédente réflexion sur la nécessité de repenser l’école pour repenser sérieusement et calmement la société (Repenser l’école POUR repenser la société – Le Temps News), je vous propose un témoignage d’un élève de la banlieue-sud de Tunis à qui notre cher écrivain tunisien à la plume acérée, Yamen Manai, donne la parole dans son dernier roman Bel abîme paru en 2021 chez Elyzad. Un témoignage que chaque enseignant, chaque directeur d’école, chaque élève, bref chaque parent doit lire pour une catharsis à la fois individuelle et collective. Car les livres ont ce don de purger les passions et d’adoucir les mœurs.
« Dans le quartier, je n’étais pas le seul gamin à me prendre des baffes. Sous mes yeux, les profs en ont humilié et tapé des centaines. Gifles, coups de bâton, coups de pied, mots qui cognent, phrases qui blessent. Tous, du primaire au lycée, et les exceptions, je vous le jure, je les compte sur les doigts d’une main. Vous savez, les profs ne tombent pas du ciel, ils ne sont pas déposés à nos portes par des cigognes, c’est une production locale, marquée comme tout le monde par le sceau de la violence. Et ne pensez pas que les quelques notions de pédagogie suffisent à les guérir, à faire qu’ils ne reproduisent pas ce schéma unique dans lequel ils ont aussi baigné. De toute façon, quand un prof était gentil, il se faisait bouffer par quarante élèves chauffés à blanc, qui n’attendaient qu’une seule chose, fondre sur plus faible qu’eux. J’en ai vu, et je n’exagère rien, qui quittaient la classe en pleurs, qui partaient des mois en arrêt. Rares sont ceux qui nous tenaient en respect sans recourir aux mains, sans recourir à la violence. Ils ne savaient pas faire. » (p. 30)
Avec Bel abîme, Yamen Manai donne en effet la voix à un jeune homme de 15 ans dont on ignore le nom, originaire de la banlieue-sud de Tunis, qui, interrogé par son avocat commis d’office et son psychiatre pour les faits graves qu’il a commis, raconte son parcours désastreux et dit sa rage contre tous, à commencer par sa propre famille, d’où le mal est parti. Fort heureusement l’animal, bella, est là pour panser ses blessures et lui apprendre à aimer. D’ailleurs le titre, Bel abîme, magnifique oxymore, incarne à souhait le déchirement et l’impasse d’une société et d’un système anthropophage.
Dans ce roman criant de vérité tragique, l’auteur-personnage vomit sa détresse et explique le processus social qui ne fait que transformer des innocents en de véritables monstres. Car une société qui respire la haine et la violence ne peut engendrer que le désastre et le néant. L’auteur y tire en effet la sonnette d’alarme et lance un SOS à l’intention de tous les intervenants dans la sphère de l’école et prédit à travers le délit de son personnage principal l’acte abominable commis par un adolescent dont la détresse qui a bouleversé, il y a quelques semaines, tous les Tunisiens, elle, est bien réelle surtout en l’absence de structures idoines et d’outils adéquats pour lui venir en aide. Rien qu’à consulter le classement PISA, on se rend compte rapidement de la position qu’occupe le système éducatif tunisien qui se place à la 65ème position (avec le Liban) sur 70 pays (dont 35 pays membres de l’OCDE). Il est mentionné que les performances des élèves tunisiens demeurent généralement faibles et ne présentent pas d’évolutions particulières et notables par rapport aux résultats de l’enquête PISA de 2006. D’ailleurs ce classement est lui-même dépassé car il date de l’enquête réalisée en 2015 dont les résultats ont été publiés en décembre 2016. La Tunisie n’a pas participé à l’enquête PISA de 2018, ce qui est en soi très significatif.
En espérant la mise en place d’une véritable stratégie de sauvetage du système éducatif, il s’avère très urgent d’organiser des ateliers dans les écoles et collèges pour sensibiliser et prévenir contre la violence et pourquoi pas profiter des actions de sensibilisation entamées le 25 novembre par le Ministère de la famille, de la femme, de l’enfance et des personnes âgées et par le CREDIF, « 16 Jours d’activisme contre la violence basée sur le genre» jusqu’au 10 décembre 2021. La société civile serait également d’un grand secours en attendant que les programmes datant de 2008 soient actualisés, que la durée des cours soit réduite, car retenir un élève de 8h du matin à 18h du soir sans aucune activité ludique est tout bonnement inhumain et contreproductif. Que les activités culturelles soient enfin revalorisées en raison de leur capacité à offrir aux élèves un espace de dialogue et d’échange, à leur permettre d’acquérir les compétences globales dignes du 21ème siècle et de les préparer à la citoyenneté enfin, chose que l’école d’aujourd’hui ne permet malheureusement pas.