Par Hédi CHERIF (Sociologue)
Plus de mille deux cents kilomètres de littoral, bien garnis de plages, ont fait de la Tunisie un pôle d’attraction touristique. Malgré les profondes mutations socioculturelles survenus en Tunisie, certaines plages préservent encore, leur virginité culturelle, dont celles de types communautaires où les femmes se baignent isolement des hommes, ou celles de type bédouin, où il y a plus d’hommes que de femmes qui se baignent en tenues de scaphandres. où celle où l’on vient se baigner en famille, ou en couples en maillot ou en bikini, toutes ces plages sont à ce jour le théâtre de profondes mutations normatives
Si pour certains ces plages sont longtemps perçues comme un simple lieu de détente ou de villégiature, aux yeux des spécialistes des sciences humaines et sociales, ces plages sont considérées comme un espace social, culturel et symbolique profondément révélateur des tensions entre tradition et modernité, entre intimité et visibilité, entre pudicité et nudité , dans un pays où certaines normes est valeurs continuent à meubler un consensus socio-culturel encore dominant et sur lequel aucune thérapie, aucune loi ne peut agir réellement et efficacement.
Dans l’exemple de Hammamet ce petit village agricole communautaire devenu station balnéaire emblématique en Tunisie, et objet d’une éminente étude sociologique réalisée par mon maitre le professeur de sociologie Ridha Boukraa, se dessine un récit de mutations profondes, touchant à la fois le paysage naturel, et architectural, les normes sociales, les rapports au corps et au sacré.
Comment cet espace Hammametois naturel, et communautaire est-il devenu un lieu de transgression des normes traditionnelles ? Comment la plage, avec le port du maillot, du burkini ou même la nudité implicite, réinterroge-t-elle les normes vestimentaires morales et religieuses dans une société musulmane ? Et surtout, que reste -t-il du Hammamet originel poétique et discret dans cet espace remodelé par une industrie touristique de masse ?
_ La plage , un lieu de rencontre entre l’intime et le collectif
Le sociologue Ridha Boukraa avait bien noté dans son étude sur Hammamet, que le Balnéaire était récent en Tunisie, et ce n’est qu’à la fin du XIX siècle que les Français ont crée la mode des stations huppées à Hammam-Lif avec son casino, et peu à peu la plage a commencé à s’implanter en Tunisie au titre d’un espace de profondes mutations, et de nouvelles problématiques entre l’intime et le collectif, entre la pudicité et la nudité , entre le visible et l’invisible. A Hammamet précise-t-il : ‘’ la plage comme un espace morphologique, délimité culturellement, qui te permet d’être nu sans être stigmatisé, qui permet à la femme de porter un maillot de montrer sa nudité ; C’est un espace qui change le rapport à la norme et qui instaure un contact ludique avec la mer de fonctionnelle ( par la pêche) elle devient ludique, jouissive conviviale : Portait d’indiscipliné pp 103 ‘’
Contrairement aux plages villageoises, ou bédouines , où le consensus social continu à forcer ses lois, celle de Hammamet est transformée en plage de
_ Désinhibition, autorisant l’exposition du corps, le relâchement des normes,
_ Changement de normes vestimentaires où le maillot, puis le burkini, apparaissent comme des compromis entre désir d’émancipation, pression religieuse, et adaptation aux regards extérieurs (notamment touristiques).
_ Violation symbolique des normes et valeurs dans un pays tiraillé entre le moderne et le traditionnel, entre l’être et le paraitre de ses autochtones.
L’espace « hammamétois », autrefois poétique, s’est complétement reconfiguré et transformé aux files des années en produit touristique, en décor standardisé, effaçant les singularités locales avec une’’ défloration symbolique des traditions et des valeurs ‘’
Si certains y voient un enrichissement culturel, et une actualisation qualitative des normes et des valeurs, d’autres, et qui sont vraiment nombreux restent sur une note négative, et y lisent la perte d’une virginité socio-culturelle symbolique.
Comment faire cohabiter le souffle poétique et artistique du local avec les transgressions de l’industrie touristiques ?
_ La plage bouscule la norme, mais ouvre le débat entre le corps et la mer !!!
Aux spécialistes des sciences humaines et sociale dont je fais très modestement partie d’apprendre et de faire apprendre à accompagner, à faire comprendre et à éclairer pour embarquer ensemble dans le grand fleuve du devenir historique. Mon maitre Ridha Boukraa cet éminent sociologue, l’a bien exprimé dans sa lecture anthropologique de l’espace de la plage Hammémétoise, en précisant que: ‘’ La plage est un espace qui change le rapport à la norme et qui instaure un contact ludique avec la mer de fonctionnelle ( par la pêche ) elle devient ludique, jouissive conviviale : Portait d’indiscipliné pp 103 .
En puisant dans la poésie en général, je constate que dans toutes les plages, la mer ne trace pas uniquement les contours des rivages, bien au contraire, par ses vagues, par ses vents et par son silence, elle détient toutes les langues, elle parle, et elle fonctionne au titre d’actrice dans le processus du changement et de profondes mutations. Elle a aussi érodé certaines normes et valeurs accablantes, qui relèvent d’un héritage socio-culturel androcentrique, et elle continue à le faire pour une actualisation silencieuse, progressive et constructive. En changeant le rapport à la norme et en instaurant un rapport ludique avec la mer, nos plages ont bousculé les normes, certes, mais elles ont aussi permis d’ouvrir un dialogue entre le corps et la plage pour moins de stigmatisations et de condamnations .
Dans l’attente d’espérer un jour , pouvoir détecter ce que nous disait la mer depuis toujours dans toutes ses langues via ses vagues , sa haute et sa basse marrée, ses vents, et son silence parlant , nous continuons à deviner que cette mer semble vouloir nous dire qu’une société qui mute n’est pas une société qui meurt : c’est une société qui évolue, qui actualise ses repères, qui accepte que le fleuve de l’histoire emporte avec lui certains schémas figés pour faire place à d’autres formes de lien, de beauté, de liberté, et de respect, plus actuels et plus fonctionnels.
