Par Jamel BENJEMIA
Il est des terres où chaque pierre parle, où chaque souffle de vent tourne les pages d’un livre infini. La Tunisie est de ces terres-là. Entre mer et désert, entre oliviers torsadés et mosaïques éclatées, elle marche avec ses légendes et rêve avec ses ruines. Mais dans la mécanique sèche de l’État, les deux forces les plus vives de son identité, la culture et le tourisme, se croisent sans se voir, comme deux voyageurs dans la brume.
Or, sans capacité à se projeter, même les plus beaux rêves s’évaporent. Il est temps de les unir. D’un côté, la culture, sanctuaire de l’âme, trop souvent reléguée aux marges. De l’autre, le tourisme, promesse économique, trop souvent vendu sans mémoire, en forfaits uniformes pour « bronzer idiot ». Il est temps de les faire dialoguer, comme deux rivières cherchant un delta commun.
Car la culture n’est pas une nostalgie : elle est braise, tremplin, colonne vertébrale. Et le tourisme n’est pas une échappée : il est récit, miroir, catalyseur d’estime. Ensemble, ils peuvent élever une nation. Séparés, ils s’étiolent. Les réunir dans un grand ministère, ce ne serait pas une réforme. Ce serait une renaissance.
Carthage, toujours renaissante
Là-bas, la mer s’étire comme un drap bleu au pied des ruines. Entre colonnes penchées et mosaïques muettes, l’ombre d’Élyssa et les pas d’Hannibal vibrent encore. Carthage n’est pas un site. C’est une pulsation antique. Et pourtant, combien passent sans l’entendre ?
Carthage devrait être un phare. Mais un phare ne brille que si des mains en ravivent la flamme. Et si archéologues, artistes, technologues et conteurs œuvraient ensemble ? Carthage redeviendrait un cœur battant, non un vestige endormi, mais un théâtre d’idées.
Kairouan, l’étoile intérieure
Au centre du pays, là où le makroudh fond dans le miel comme une prière dans la méditation, Kairouan veille. Entre minarets et médersas, tapis tissés à l’ombre du sacré et ruelles murmurantes, elle respire.
Mais où sont les sons du présent ? Où sont les ponts entre l’élévation spirituelle et la création contemporaine ? Le tourisme spirituel ne peut se réduire à un cliché figé devant une mosquée. Il est quête, éveil, lumière intérieure.
Kairouan devrait être le cœur incandescent d’une politique nationale d’élévation. Un pôle où le sacré inspire le présent.
Aujourd’hui, tout est morcelé. Un grand ministère saurait accorder les voix, tisser la foi avec l’art, transformer la ville en étoile-guide. En capitale d’âme.
Le Bardo, mille mondes en silence
Le Bardo ne montre pas des pierres, il raconte des civilisations. Chaque mosaïque est un fragment d’univers, chaque salle un écho d’empire. Des dieux en fête, des pêcheurs en prière, des scènes suspendues dans l’éclat du calcaire. Mais ce palais d’ombres et de lumière sommeille, privé de la voix qu’il mérite.
Le Bardo mérite mieux. Il pourrait devenir le Louvre méditerranéen de la mosaïque, un Palmarium d’histoires, une agora visuelle où les récits se tissent à l’infini. Avec l’une des plus vastes collections de mosaïques au monde, principalement romaines, le Bardo devrait être un temple du savoir, un sanctuaire de transmission sensible, un lieu où les enfants viendraient non pour réciter, mais pour vibrer. Où leurs regards s’émerveilleraient devant le triomphe éclatant de Neptune, dieu des flots et des conquêtes, et devant la scène poignante de Virgile, penché sur ses vers, entouré des muses Cléo et Melpomène, comme d’un souffle antique. Là, l’art ne serait plus une relique, mais une présence vivante, une voix d’éternité.
Cela exige un schéma directeur où musée et tourisme ne se concurrencent pas mais se fécondent. Où l’on transforme la contemplation en inspiration.
Sidi Bou Saïd, entre ciel et mer
Bleu sur blanc. Lumière sur silence. Sidi Bou Saïd n’est pas un village : c’est un voyage. Une strophe de pierre entre ciel et mer. Chaque ruelle y est un couplet. Chaque fenêtre un battement de paupières. Chaque café, une halte dans un poème suspendu.
Mais que fait-on de cette beauté ? Doit-elle rester simple carte postale ? Pourquoi ne pas en faire un campus du beau, une école méditerranéenne de création, un atelier d’invention enraciné ? Là où la musique croiserait la céramique, où l’architecture interagirait avec les pixels, où les ruelles deviendraient laboratoires de demain.
Il ne s’agit pas d’y empiler les touristes comme dans une vitrine. Il s’agit d’y cultiver un lien subtil entre patrimoine et audace. Ce rêve appelle une perspective cousue d’émotion et d’horizon. Il réclame un ministère qui sache penser avec le cœur.
Un ministère pour incarner une vision
Ce ministère ne serait pas une énième fusion administrative. Il serait une alchimie, une urgence poétique, un cœur battant stratégique.
Il ne juxtaposerait pas des services : il tisserait un récit. Il n’archiverait pas la mémoire : il l’activerait, la transformerait en énergie créative. Il ferait parler les pierres, danser les gestes, résonner les voix oubliées.
Il ne serait pas conservatoire du souvenir, mais moteur d’élan. Une passerelle entre hier et demain. Là où le touriste devient témoin émerveillé, et l’habitant, gardien inspiré de son territoire.
Imaginez : les festivals conversant avec les médinas, les artistes avec les urbanistes, les paysages avec les plateformes numériques. Le patrimoine ne serait plus une vitrine, mais un organisme vivant.
Oser la beauté
Ce ministère porterait une conviction simple et puissante : la culture n’est pas un luxe, mais une économie vitale du sens et de la beauté du lien. Il soutiendrait l’artisan comme le designer, la brodeuse comme la vidéaste, le conteur comme le scénariste. Il irriguerait chaque territoire d’un souffle neuf.
Il offrirait aux jeunes une raison de rester. Non par contrainte, mais par désir ardent de créer, d’imaginer. Il rendrait aux régions leur fierté, leur vibration unique.
Ce ministère ne dirigerait pas, il révélerait. Il ne gérerait pas, il inspirerait.
Il ne vendrait pas un pays : il inviterait à l’habiter. À humer le jasmin du soir, la fleur d’oranger de Nabeul, à goûter un couscous au poisson, à écouter le clapotis d’un port ou la plainte d’un oud dans un patio.
Et peut-être, alors, la Tunisie se reconnaîtrait.
Elle se regarderait dans le miroir… et s’aimerait.
Un serment lancé au monde
L’avenir appartient à ceux qui savent enchanter le réel. Et la Tunisie a tant à dire. Elle a les mots des poètes, les lieux des dieux, les visages du courage. Elle a le passé pour socle, la mer pour horizon, le souffle pour s’élancer.
Ce qui lui manque, c’est une maison commune. Un espace où le rêve et la stratégie s’unissent. Où la beauté devient levier. Où la culture épouse la croissance.
Il faut oser cette union. Non pas comme un rouage de plus, mais comme un phare dressé entre la mémoire du sol et l’élan des idées.
Un serment lancé au monde, une promesse faite aux enfants de demain :
que la Tunisie saura, enfin, conjuguer son génie au futur.
Et si nous cessions de rêver à voix basse ?
Et si, ensemble, nous transformions cette vision en réalité ?
Et si la Tunisie cessait d’être un simple décor pour devenir, enfin, la scène vivante d’une civilisation en mouvement ?
Qu’on ne la prenne pas pour une coquecigrue, cette alliance de la culture et du tourisme : elle n’est ni lubie passagère ni mirage de plume, mais une sève profonde, une idée longue, un projet d’avenir sculpté dans l’épaisseur du réel et tendu vers la lumière.
