Par Slim BEN YOUSSEF
On entre à Kesra comme dans une photographie oubliée sur le rebord du monde. Là-haut, les pierres parlent bas, les ornières s’étirent, les ombres retiennent le souffle des siècles. Les vents ont un prénom, les herbes rares un secret, le brouillard la douceur d’une veille. Le temps a pris racine, entre les plis du roc et les lignes d’un visage. Il est devenu figuier, ride, murmure qui descend la pente.
Une femme : Bchira. Ses gestes tressent le jour. Elle sait apaiser le ciel d’un simple regard. Plus bas, Hajjem el Hara n’est plus. Son salon savait écouter les silences, recueillir les histoires. Des enfants surgissent, bruyants, lumineux. Ils écrivent, sans le savoir, un chapitre neuf sur des pierres sans nom. Ils jouent à tracer l’avenir sur des ruines immémoriales.
À Kesra, c’est la lumière qui sculpte le réel. Ses lignes sont intactes, ses couleurs sans retouches, ses silences pleins. Le mausolée de Sidi Mhamed veille sans faste. Fleurs, lapins, rocaille : tout est photogénique, mais rien ne cherche à séduire. Chaque rocher tient debout, sans prétention. Tout s’obstine à durer sans bruit.
À l’origine de ce regard, deux photographes : Emna Chaabouni, Yasmine Ben Salah. Par leurs images, elles composent une déambulation délicate, un hommage muet à Kesra – lieu de réminiscence, de beauté discrète, de survivance. Leur travail navigue entre reportage et contemplation : elles tracent une géopoétique des vestiges.
Comme tant d’autres microcosmes rudes et poétiques de notre pays, Kesra est un secret qu’on a cessé d’écouter. Une archive vivante, ignorée, non effacée. Elle a simplement glissé hors du champ.
On atteint ce village comme on touche une peau ancienne, chaude de soleil et rugueuse de souvenance. Rien ne domine, mais tout s’enracine profond. Seule la roche demeure, poreuse de mémoire. Tu es au bord du monde, mais ancré. Tu n’es nulle part, et pourtant tout te parle. Un no-where tissé d’histoires vécues, de noms transmis, de gestes qui tiennent le lieu.
Alors on regarde. On cherche la bonne distance. On cadre, encore. Pour garder trace de ce qui résiste en s’effaçant. Une pierre. Ton ombre. Une voix. L’ombre de ton ombre.
Et peut-être… Oui, peut-être : un regard autre.
Un jour qui recommence.
Et ce sera un début.
