En l’apparence, en la forme, cela ressemble à une ordinaire gestion de la gouvernance du pays. Et de la gestion des affaires gouvernementales. Sur le fond, il y aurait quand même à déceler un changement d’orientation, si ce n’est une cohérente redistribution des cartes. Najla Bouden a présidé le conseil des ministres pour la première fois depuis sa prestation de serment comme Cheffe du gouvernement (le 11 octobre 2021).
Peu avant la tenue du conseil, elle avait eu un entretien en tête-à- tête avec le Président, entretien ayant essentiellement porté sur les impératifs de guerre totale contre la contrebande et la spéculation. Puis, elle s’est mise dans la réelle gouvernance.
En ces temps où la souveraineté alimentaire du pays est mise en péril, les phénomènes exogènes (L’Ukraine) sont en train d’éclabousser les économies les plus solides de par le monde.
Sauf que nous sommes en butte, depuis très longtemps-et même depuis le régime déchu- à la recrudescence exponentielle d’une économie informelle revêche, tentaculaire et qui refuse de s’intégrer dans les circuits formels. Cette lutte, le Président en fait son sacerdoce.
Ce que veut le peuple réellement…
Cette guerre, il la dirigera en personne. Impérieuse question de sécurité nationale qui, doit-on le rappeler, relève du champ de ses prérogatives constitutionnelles.
On rétorquera que la constitution est, de fait, suspendue, depuis le coup du 25 juillet. On objectera aussi quant au formalisme décrié chez nos amis occidentaux, tout autant que dans les sphères de notre intelligentsia. On pourra évoquer une contradiction : de quelle démocratie, de quels droits et de quelles libertés parlerait le Président, si les portes du Parlement sont cadenassées et que les partis politiques soient mis en sourdine ? Aussitôt, on a vu ressurgir le spectre d’une « dictature » d’un autre type : ni démocratie libérale du genre occidental, ni démocratie socialiste, du type soviétique. Pas même une dictature du prolétariat dans le sens marxiste du terme : mais une « démocratie populiste », puisque Kais Saied prend appui à partir de ce que « Le peuple veut » …Et, avec le peu d’engouement pour la Consultation nationale, voilà que le peuple est confondu dans ses propres ambivalences. C’est de la pure sociologie politique dont un défunt adulte de cette époque, Dali Jazi, a fait son cheval de bataille dans ses cours magistraux à la Fac. En fait, bien avant de gargariser ce peuple à coups de slogans, il faut aller dans les tréfonds des magmas existentiels : la survivance. Ce minimum vital dont l’ont privé onze longues années de « privilèges » dévolus à la seule ploutocratie, avec son cortège d’enrichissements illicites, d’appauvrissement du classique baromètre social : la classe moyenne, et la descente aux enfers des pauvres et de la classe ouvrière…Curieux, tout de même, que la centrale syndicale n’ait pas été chatouillée par « l’orthodoxie saidienne »…Parce qu’au fond, quelque part aussi, c’est au final le même confluent…
Défis pour Najla Bouden…
Depuis la guerre en Ukraine, les Tunisiens découvrent, désorientés, que Le Grenier de Rome c’est à Kiev et à Moscou ! Du coup, tout ce qui se projetait pour le remodelage de la Caisse de compensation redevient confus, tandis que le FMI, qui n’a pas d’états d’âme et qui ne mène d’autre guerre que la sienne propre, n’en finit pas de nous asséner ses coups de boutoir. Première grande bataille pour Najla Bouden , très portée sur le Social quantitatif, et qui partage la vision présidentielle à ce niveau-là.
Sauf que, par ailleurs, la Cheffe du gouvernement veut d’abord trouver ses marques, aller dans les méandres d’un dossier compliqué, truffé de mensonges « grâce aux gouvernements ayant précédé le sien ». En face, l’UGTT de Nouredine Taboubi, requinquée, mais débordée, y va avec ce ton qui monte…
Il est vrai que, stratégiquement, Kais Saied ne veut pas s’impliquer dans un « Dialogue national » dont la Centrale syndicale dit qu’il doit réunir toutes les composantes de la société civile et, surtout, toutes les sensibilités politiques. On connaît la position du Président à ce niveau.
Sauf que Najla Bouden se retrouve entre le marteau et l’enclume : quelle est sa vision des entreprises nationales représentant une véritable saignée pour l’économie nationale ? Quelle serait aussi sa vision par rapport à l’allègement des charges au sein de la fonction publique et, surtout, de l’employabilité des diplômés-chômeurs ?
Point d’orgue du « Tout politique » ?
Jusque-là, depuis son investiture Cheffe du gouvernement le 11 octobre 2021, Najla Bouden a fidèlement suivi Saied, sans jamais broncher, puisque tout était politique, institutionnel, patiemment planifié par le Président, jusqu’à la mise sur pied du Conseil supérieur provisoire de la magistrature.
Durant toute cette période-là, elle aura résisté-stoïque- aux sarcasmes : « Madame le Premier ministre » (n’est-ce pas M ; Macron ?) … Ou encore, « La chose de Saied » : beaucoup de plateaux en font leurs choux gras, sans compter avec une misogynie venant des femmes politiques elles-mêmes !
Il est cependant clair que, maintenant, les choses se précisent. Ce ne sera pas une simple division du travail. Mais, en présidant, la première fois le conseil des ministres, avant-hier, Najla Bouden est simplement dans son rôle. Elle est apolitique, on le sait. Elle a mis sur pied un gouvernement de technocrates, cela aussi est vrai. Maintenant, tout est question de résilience et d’endurance. Une Dame, spécialiste de cette difficile technique qu’est « La gestion par objectifs », sait où elle va. Saied l’a compris. Il la conforte dans son statut. Et, maintenant, il fera comme Bourguiba avec Hédi Nouira : « Moi, je préside, le dernier mot me revient, mais tu t’occupes de la gouvernance. Et tu y seras souverain ! ».
Raouf Khalsi
