Interview réalisée par Slim BEN YOUSSEF
Né de parents marocains, marié à une Algérienne, amoureux de la Tunisie, M’jid El Gherrab, à 39 ans, fait partie de cette jeune génération de politiciens français binationaux, qui se sont investis de plain-pied dans la chose politique, dans une France plus que jamais cosmopolite, quoique de plus en plus obnubilée par le débat des extrêmes.
Commençant sa carrière aux côtés de Ségolène Royal, candidate en 2007, il devient par la suite conseiller de plusieurs ministres sous la Présidence de François Hollande. En 2017, il soutient le candidat Emmanuel Macron, en organisant une « Grande marche africaine ». Il est élu, la même année, député de l’Assemblé nationale dans la neuvième circonscription des Français établis hors de France (Maghreb et Afrique de l’Ouest). Membre de la majorité présidentielle, il a siégé à plusieurs commissions. Il a été, notamment, le rapporteur d’un rapport parlementaire sur la politique française de délivrance des visas…
Nous l’avons interviewé sur fond de deuxième tour de la Présidentielle française : grand focus sur la thématique de l’Immigration et gros plan sur la Tunisie telle qu’il la perçoit.
Le Temps News :Ce face à face Macron-Le Pen est décidément très suivi par les Tunisiennes et les Tunisiens. D’autant plus que Bourguiba s’est invité aux débats…
M’Jid El Guerrab :C’était inattendu (Rires) ! On peut comprendre que, pour un Tunisien, ou un franco-Tunisien, c’est un peu inexcusable. Mais soyons quand même indulgents avec Marine Le Pen. Sa langue a fourché : on peut parfaitement imaginer qu’elle est très fatiguée par sa campagne.
Maintenant je pense que ce ne soit pas ça le pire. Cette dame est le visage de l’extrême droite, c’est surtout ça, à mon avis, qui est inquiétant. Quand on vient à nier les règles fondamentales de la constitution, avec le premier des principes qui est le principe d’égalité des citoyens devant la loi, et mettre par là-même en cause la binationalité, voire la plurinationalité, en disant que si on a une nationalité différente ou alors supplémentaire à celle française, on est stigmatisé, interdit de certains emplois.
François Hollande avait proposé, auparavant, la déchéance de nationalité pour les binationaux. Un projet qui n’a finalement pas réussi. La France ne se résume pas à la nationalité, elle se résume à des valeurs, à des traditions, à une culture, à une langue, à une histoire. En proposant cela, Marine Le Pen ne se rend pas compte de la profondeur de la rupture avec une très grande partie de la population française qui possède une seconde voire une triple nationalité.
Octrois de visas, quotas par pays, restrictions, expulsions, rapatriements : sujet phare des élections en France, l’immigration est une thématique qui intéresse énormément les Tunisiens.
Personnellement, j’ai beaucoup travaillé sur la question des visas. J’ai fait même un rapport, il y a un an sur le sujet avec ma collègue Sira Sylla, qui a été voté à l’unanimité par le parlement. En somme, la position de l’Assemblée nationale, qui correspond, en tout cas, à l’analyse du peuple français, que je représente en tant que député, est la suivante : il faut arrêter de parler d’immigration, maintenant il faut qu’on parle de « mobilité ».
Quand on parle d’immigration, on est dans une logique d’installation, une logique de quitter quelque chose pour autre chose. Donc il y a une forme d’échec, c’est toujours connoté négativement. Les Français qui résident à l’étranger, on les appelle des « expats » (expatriés, NDLR), pas des immigrés. Le mot déjà en soi est péjoratif.
Aujourd’hui, la mobilité n’est plus un droit réservé aux élites, à des riches ou à des personnes puissantes. Le français est une langue qui permet, justement de bouger. C’est une langue de la mobilité. Le français n’appartient même plus à la France. Il y a 450 millions de gens dans le monde qui sont francophones.
En Tunisie par exemple, les choses sont en train de changer aussi, il y a des jeunes qui aspirent à la mobilité internationale, ils ne veulent pas forcément de la migration. Un Tunisien pourrait aspirer à faire ses études en France, puis s’installer en Italie, aller aux Etats-Unis, ou bien débarquer au Canada.
Celui qui aborde la mobilité sous le prisme de l’immigration est complètement dépassé. Et ce débat-là, il n’est porté que par les extrêmes, qui jouent là-dessus pour faire peur aux gens, parlant de « grands remplacements ». Combien y a-t-il d’immigrés illégaux en France ? On ne sait même pas. Quelques milliers ? Une dizaine de milliers ? Cela représente quoi sur 65 millions d’habitants ? Rien du tout.
Il faut reconnaitre en somme, que la mobilité internationale est une richesse pour les nations. Dans les classements des grandes écoles les grandes universités, le facteur de la mobilité est facteur-clé du succès. Changer les paradigmes c’est au cœur de mon rapport, où justement on plaide pour arrêter de parler d’immigration, mais plutôt de mobilité.
Pourtant, le gouvernement français a décrété, pas plus tard que l’année dernière, des restrictions sur l’octroi des visas pour les pays du Maghreb, dont la Tunisie.
Il n’y a jamais eu de mesures parlementaires. C’est juste une déclaration du porte-parole du gouvernement annonçant que le ministère de l’Intérieur allait resserrer la vis vers les pays qui ne coopèrent pas.
Ceci dit, il y a ce qu’on appelle les accords de coopération migratoire entre les Etats. En effet, chaque état fait sa politique d’immigration et décide, comme bon lui semble, ses besoins en termes de coopération migratoire. Ce n’est pas aux états étrangers de décider.
Cela relève du domaine régalien.
En parlant justement de ces accords, la Société civile tunisienne a maintes fois dénoncé l’existence de pactes, disons « tacites », concernant l’expulsion massive de migrants, proposés par les gouvernements européens, dont celui français.
Personnellement, je le dis honnêtement : un migrant qui est rentré illégalement sur un territoire où il n’a pas droit d’accéder, doit être expulsé.
Vous parliez pourtant de mobilité…
Il n’y a pas de migrants illégaux qui sont plus légaux que d’autres. Si vous entrez à une maison sans autorisation, vous rentrez par effraction. Même logique quand on parle de rentrer dans un pays sans autorisation.
Cela dit, il faut reconnaitre après tout qu’à partir d’un certain nombre d’années, un migrant irrégulier peut devenir naturalisé, mais si on le reprend pour un crime ou un délit, là c’est légitime que la France demande son départ.
Donc, la solution, selon vous, c’est d’expulser ces migrants.
Il ne s’agit pas d’expulser, il s’agit d’avoir des accords de retour dans le pays. Après on peut appeler ça expulsion, comme vous voulez.
C’est juste qu’ils doivent rentrer dans leurs pays, et… redemander des papiers pour revenir de manière légale. S’il obtient un emploi par exemple, la France pourrait l’accueillir de nouveau. C’est juste une question de « politesse », si vous voulez, et de « bienséance » entre les Etats. C’est aussi une forme de logique. Il faut que chaque migrant en situation irrégulière retourne dans son pays pour redemander à retourner dans le pays dans lequel il est en situation irrégulière.
En plus, si on attrape un migrant irrégulier, c’est qu’il s’est fait remarquer, d’une manière ou d’une autre, par la police. C’est-à-dire on attrape généralement des personnes qui ont commis un crime, un délit, un fiché S. il serait incompréhensible que l’Etat refuse d’accepter son ressortissant, s’il a commis un crime.
La France accepte tous les étudiants, elle accueille tous les médecins, elle accueille des avocats, des chefs d’entreprise, des hommes et des femmes qui veulent faire de la culture. Dès qu’ils demandent un visa, la France elle le donne. En 2019, on attribué 3 millions et demi de visas.
En revanche, pour ce qui est du mécanisme de Schengen, la France n’est, en réalité, qu’une vitrine. Ils ne relèvent pas de la France.
Au niveau de l’Europe, on a voté un mécanisme de baisse de l’attribution des visas pour un pays qui ne coopère pas avec ses immigrants illégaux. En plus simple, il y a des procédures à suivre à partir du moment où le migrant irrégulier est repéré par les autorités. Il est d’abord transféré un centre de rétention administrative. Son pays d’origine est appelé à coopérer, c’est-à-dire vérifier, identifier si oui ou non s’il figure parmi ses ressortissants. Si oui, ce pays est tout simplement appelé à coopérer, c’est-à-dire accepter de rapatrier son ressortissant irrégulier.
Sauf que ce qui s’est passé, c’est que certains pays ou des migrants refusent de coopérer. C’est pour ça que la France avait musclé le jeu et un peu élevé la voix, à un moment donné, notamment pendant la crise covid. Il y avait des immigrants illégaux qui refusaient de faire le test PCR, alors qu’on e pouvait, en aucun cas les obliger à le faire. C’est ce qui a fait qu’il y a eu une sorte de brouille sur cette question. Parallèlement, les choses ont continué à fonctionner normalement pour les personnes en situation régulière, qui demandent un visa.
La France a, à un certain moment, élevé le ton, mais maintenant que la coopération repart, c’est dans l’intérêt de la France, mais aussi dans l’intérêt de la Tunisie, que la coopération reparte.
On évoque, de manière générale, deux types de migrants tunisiens. D’un côté, les étudiants, les médecins, les ingénieurs qui sont évoqués généralement de manière positive. Mais il y a aussi ceux qui partent en France pour tout simplement fuir la Tunisie, qui, tout le monde le sait, traverse une crise socio-économique sans précédent depuis pratiquement 10 ans. D’après le président Saïed, les pays occidentaux devraient même « changer d’approche », c’est-à-dire abandonner celle sécuritaire pour une nouvelle approche plutôt économique, à travers le renforcement de la coopération, la création d’emplois, et le développement durable. Qu’en pensez-vous ?
Certes, la question est intimement liée à la question du développement. Vous avez raison. Certaines personnes en Tunisie n’ont rien. Elles immigrent par nécessité. Elles risquent leur vie sur des bateaux qui apportent, à chaque fois, leurs lots de drames. Des personnes qui meurent et qui se renversent, ça nous brise le cœur. Mais ça, c’est un problème qui est tunisien.
Je reformule ma question : il y a eu un temps où la France investissait beaucoup en Tunisie, notamment sous Bourguiba et ça a continué même après, sous Ben Ali.
Elle le fait encore. Le premier bailleur international en Tunisie est la France. On ne peut pas faire plus que mieux.
Certes, la France a réformé effectivement son aide en termes de développement. On essaie de financer la Société civile, les entreprises. On évite désormais de financer des budgets d’Etats.
Et puis la Tunisie, ce n’est plus celle des années soixante, soixante-dix. Aujourd’hui, la Tunisie est un pays qui s’est beaucoup développé, qui a de belles infrastructures, qui a des PME, des TPE, de grosses boites. La Tunisie n’est quand même plus un pays du tiers monde, et encore moins un pays très pauvre. La Tunisie est devenue un petit dragon économique, qui ne demande qu’à s’exprimer.
La Tunisie a sollicité récemment la France qui a investi une subvention de 4 millions d’euros dans le projet de l’école de la deuxième chance, qui vise à réintégrer les jeunes déscolarisés. La France ne fait pas ça, en disant qu’il s’agit d’éviter l’émigration illégale, elle le fait parce que, c’est notre fierté, c’est notre honneur d’aider la Tunisie à se développer et aider les Tunisiennes et les tunisiens à avoir un avenir localement.
Maintenant est-ce que tout réside dans l’aide publique au développement ? La France 14 milliards d’euros par an dans l’aide publique au développement dans les pays africains, dont la Tunisie. Les pays du Sud devraient aussi imaginer que la meilleure aide au développement, c’’est celle qui se finit. Ce n’est pas celle qui est « re-budgétisée » chaque année pendant vingt ans.
Vous penseriez que ces fonds seraient mal investis par les gouvernements qui se sont succédé ?
Cela relève, évidement en partie des gouvernements locaux, mais aussi de la France. La France aide certainement la Tunisie. Mais ce n’est pas à la France de dire quel agenda la Tunisie doit mettre en œuvre politiquement. Le président actuel a un agenda plutôt institutionnel pour pouvoir arriver au développement économique.
Nous, de notre côté, on fait le même constat que vous : sur le plan économique c’est un peu compliqué, c’est dur. Effectivement, c’est ce qui pousse beaucoup de jeunes à émigrer. Mais je reviens à ce que j’ai dit : c’est une question tunisienne. Ce n’est pas à la France de dire à la Tunisie « vous devriez faire ça ou ça ». Cela relèverait du « néocolonialisme ».
Après la Présidentielle, des élections législatives auront lieu en Juin. Un petit mot à vos électeurs ?
J’appelle, comme beaucoup de mes concitoyens, à aller voter massivement et à se mobiliser contre les extrêmes, contre le Rassemblement national.
Ceci dit, le plus important, après avoir élu le président de la République, c’est de lui donner les moyens pour qu’il puisse gouverner, c’est-à-dire une majorité à l’Assemblée nationale, pour qu’il puisse gouverner. Donc il faudra ne pas oublier de voter lors du troisième et quatrième « match ». Il faut que les gens votent massivement pour donner au Président de la République une majorité pour l’aider à gouverner, comme il l’a fait pour cinq ans. Sinon, il va se retrouver dans une cohabitation, et là il sera complètement freiné. Jouons les matchs, les uns après les autres. Gagnons d’abord la demi-finale, pour aller gagner ensuite la finale. (Rires)
(L’intégralité de l’interview à lire aussi sur le quotidien Le Temps)