PAR Ezzeddine Ben Hamida
Depuis près de 40 ans les autorités tunisiennes croient, dur comme fer, que la dépréciation du dinar est de nature à stimuler, grâce à un regain de compétitivité-prix, nos exportations et à limiter nos importations car les produits seraient plus chers. Une approche qui vire au fiasco, mais nos responsables continuent hélas dans le déni. Ils continuent de refuser de reconnaître une réalité traumatisante à plus d’un titre ! Où va-t-on ?
Contrairement à la dévaluation, qui est une baisse du taux de change décidée par les autorités monétaires dans le cadre d’un régime de change fixe, une dépréciation est une baisse du taux de change au gré de l’offre et de la demande de devises sur le marché des changes. Le FMI classe le régime de change en Tunisie comme un régime de « flottement dirigé », où la Banque centrale de Tunisie (BCT) intervient d’une manière discrétionnaire, à chaque fois qu’elle le juge nécessaire.
En réalité, la BCT avait opté, structurellement, depuis le début des années 80 pour un dinar faible : Entre 1983 et 1991, le taux de change effectif nominal (TCEN) du dinar s’est déprécié en moyenne de 5% par an. Contrairement à la décennie des années 90 où le taux de change effectif réel (TCER) du dinar était beaucoup plus stable avec une dépréciation de 1% en moyenne par an ; la décennie des années 2000 a quasiment sonné le glas du dinar face à l’euro. En effet, nous sommes passés de 1,1 dinar pour 1 euro en 2001 à 2,1 dinars pour 1 euro en 2012, soit une dépréciation de plus de 50% en onze ans. Aujourd’hui, c’est encore plus dramatique : l’euro se négocie à 3,35 dinars. En 22 ans la dépréciation est de 67%. C’est traumatisant !
Que dit la théorie économique ?
Une dévaluation ou une dépréciation du taux de change peut favoriser en effet la compétitivité des entreprises exportatrices en diminuant les prix des produits qu’elles veulent vendre à l’étranger. De facto, les produits importés deviennent aussi plus chers ; par conséquent, les importations auront tendance à baisser : Les consommateurs seraient découragés. Ainsi, avec plus d’exportations et moins d’importations, le solde commerciale devrait, selon toute logique donc, s’améliorer.
Cependant, en réalité la situation est éminemment plus complexe et plus amère pour le consommateur, en l’occurrence ici pour le citoyen Tunisien. Nos dirigeants oublient, en effet, au passage de signaler à leurs concitoyens qu’une telle manœuvre se traduit nécessairement par au moins deux conséquences négatives :
- Une inflation importée en raison de la hausse des coûts de la facturation des matières premières, des produits semi-finis et des technologies indispensables pour nos entreprises (biens d’équipements, pièces de rechange,) ;
- Et une augmentation du service (des intérêts) de la dette extérieure : 60% de la dette tunisienne est libellée en devises.
En général, les travaux des économistes sur les effets de la baisse des taux de change sur les soldes des balances commerciales ont montré que ces effets sont variables dans le temps et selon la qualité du tissu industriel.
La courbe ci-dessous, connue sous le nom « courbe en J », dans son interprétation optimiste, montre les effets d’une dévaluation ou d’une dépréciation d’une monnaie sur le commerce extérieur : Nous distinguant aisément deux moments :
- Un effet immédiat (phase AB): dégradation de ce qu’on appelle les termes de l’échange, c’est-à-dire le rapport entre le prix des exportations et celui des importations. Il s’ensuit une dégradation du solde en valeur de nos échanges courants. En d’autres termes, le déficit de nos échanges extérieurs se creusera davantage.
- Dans un second temps (phase BC) : les volumes échangés réagiraient aux variations de prix. La baisse de la valeur de la monnaie permettrait, comme je l’ai déjà expliqué en introduction, aux entreprises locales de gagner en termes de compétitivité-prix ce qui se traduirait par une augmentation des exportations. Au même moment, les importations tendraient à baisser car les produits étrangers deviennent trop chers. Cet effet-volume ne s’est pas réellement manifesté dans le cas de la Tunisie. Pourquoi ?
Question d’élasticité des prix et de qualité du tissu industriel
En réalité, les exportations supplémentaires supposées dépendent des variations des prix, ce que les économistes appellent « l’élasticité-prix ». Si l’élasticité est suffisamment forte, l’effet-volume l’emportera vite sur l’effet-prix ; sinon le solde courant continuera de se dégrader. Concrètement, si les prix à l’exportation (prix exprimés en devises) chutent d’une manière assez conséquente, suite à la baisse du taux de change (donc, dépréciation de la monnaie), les exportations pourront en effet être boostées. Autrement, le déficit en matière d’échanges extérieurs continuera de se détériorer.
La dévaluation ou la dépréciation suppose de disposer d’un grand bataillon d’entreprise et nationales (publiques et privées) exportatrices dont le processus de production est parfaitement bien intégré. C’est-à-dire, un très haut taux d’intégration grâce à des produits locaux. Ceci suppose au préalable que nous disposons d’une véritable stratégie de remontée de filières : il faut donc que notre structure industrielle soit capable d’assurer la totalité du processus de production d’un produit, à titre d’exemple, pour produire un jean il faut être capable d’assurer la chaine de production du coton jusqu’à la confection, ce qui implique la maitrise de la branche filature et celle du tissage plutôt que d’importer le tissu et être dépendant de l’extérieur. Hélas, c’est encore le cas aujourd’hui : les entreprises off-shore importent la totalité de leur tissu.
Dans le secteur tertiaire et plus précisément le secteur touristique la situation est encore plus préoccupante pour ne pas dire plus humiliante : La baisse du taux de change du dinar n’est-elle pas de plus en plus profitable aux pays occidentaux ? Nos touristes européens sont généralement des personnes appartenant à la classe moyenne, voire modeste; la parité monétaire du dinar par rapport à l’euro leur procure un pouvoir d’achat inespéré dans leur pays. Concrètement, une caissière à Carrefour en France, vu les prix proposés par les tours opérateurs, peut s’offrir une semaine en pension complète en Tunisie vol compris alors qu’elle ne peut même pas, avec le même budget, s’offrir la simple location au sud de la France. En fait, notre secteur touristique souffre structurellement de l’inadaptation de notre offre à la demande internationale : Une demande en pleine mutation et exigeante en terme de qualité.
Pour conclure, je dirai que la compétitivité à moyen et long terme n’est pas qu’une histoire de dinar faible ou fort. Bien évidemment, c’est la qualité des produits vendus, des services proposés ainsi que la capacité de nos entreprises à les exporter qui font la différence. Cependant, un dinar fort a au moins 3 vertus :
- Réduire le coût de nos approvisionnements en consommations intermédiaires,
- Réduire le coût du renouvèlement et la restructuration de notre parc technologique pour améliorer la qualité et la productivité,
- Réduire le coût de notre dette extérieure.