L’Éducation est un pilier pour le développement d’une société, et la moindre négligence peut entraîner des conséquences alarmantes sur le bien-être des enfants et leur avenir. Notre système éducatif présente en Tunisie des lacunes. De tout temps, il y a eu des échecs scolaires, des jeunes qui ne réussissent pas à l’école, que l’école ne parvenait pas à faire réussir. Et même, l’ampleur de ces échecs était plus grande autrefois qu’aujourd’hui. La question de l’échec scolaire n’est donc pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est l’absolue nécessité de le réduire drastiquement, voire de l’éliminer comme le souligne Ridha Zahrouni, président de l’Association tunisienne des parents et des élèves qui appelle à des réformes de fond en comble pour corriger les failles de notre système éducatif
Le Temps : Comment jugez-vous l’école d’aujourd’hui ?
Ridha Zahrouni : Partout dans le monde, le développement d’un pays dépend de l’efficience de son école et son essor est fortement corrélé à la qualité de son système d’éducation. Mais depuis l’entrée en application des réformes décidées en 1991, notre modèle d’éducation a entamé une régression inquiétante et sa qualité n’a cessé de se dégrader d’année en année. Un constat critique validé par toutes les expertises nationales et internationales. En effet, notre école publique gaspille de plus en plus nos ressources publiques et privées et elle est devenue un lieu de formation de nos jeunes à l’impuissance intellectuelle, à l’incompétence professionnelle et à plusieurs formes de dérives sociales et culturelles.
Les statistiques, les chiffres et les faits sociaux sont à la fois déstabilisants et alarmants. Plus de 75 % de nos élèves n’ont aucune chance de réussite au bout de leur cursus scolaire. Plus 100 mille de nos enfants quittent prématurément les bancs de l’école, analphabètes et pratiquement sans aucune compétence, et ce depuis plus de 20 ans. L’école publique a perdu sa « vertu » de gratuité, l’accès à l’enseignement, à l’éducation et à la réussite est devenu un domaine réservé aux aisés matériellement et aux nantis intellectuellement.
Les acquis en connaissances de nos élèves accusent un retard intellectuel qui atteint jusqu’à 6 ans pour certaines disciplines, et ce comparé au moyen des acquis des élèves du même âge de l’ODCE et de certains pays asiatiques. Une quasi incapacité à maîtriser les langues, notamment le français, qui se traduit inévitablement par la non maîtrise des matières scientifiques enseignées dans cette langue.
Depuis le 14 Janvier 2011, les relations entre parents et enseignants ne cessent de se détériorer, les cas de violence et de délinquance dans le milieu scolaire ne cessent d’augmenter et le système avec toutes ses composantes est de plus en plus perturbé. Les élèves fuient les classes et les parents n’ont plus confiance dans l’école. D’année en année, les cours particuliers fleurissent, le recours à l’enseignement privé devient refuge, les écarts intellectuels et culturels entre familles et régions s’élargissent et nos « cerveaux » s’expatrient. Et compte tenu de la gravité des enjeux, il devient primordial de remédier à la situation en procédant, en toute urgence à la réforme de notre école, et en accordant au projet la priorité de nos priorités nationales.
Quelles sont les failles de notre système d’éducation actuel ?
Le système d’éducation tunisien est un système élitiste qui a vu les inégalités scolaires se creuser depuis une dizaine d’années. Il y a un manquement de l’Etat à son devoir. Le pouvoir politique aurait dû intervenir à temps et depuis bien longtemps pour remédier à la situation, malgré les nombreux cris de détresse pour sauver notre école publique et des alertes de son état critique. Le système se heurte à une incohérence de la décision d’enseigner les matières scientifiques en arabe dans les collèges puis en français dans les lycées. Un choix à l’origine de plusieurs perturbations chez les élèves au niveau de l’accommodation et de la compréhension et d’une perte énorme et injustifiée du temps scolaire, et une atteinte grave aux chances de réussite chez les apprenants. Sans oublier la confusion au niveau de la définition des fonctions de l’école, de ses approches pédagogiques, du contenu de ses programmes et de ses procédés d’évaluation. Un système qui s’articule autour de la communication des connaissances, épuise l’élève par la densité des cours et par la charge insupportable en temps nécessaire à l’enseignement et au soutien. Un système qui prive de facto nos enfants et nos jeunes, de leur droit à un temps de loisir pour se détendre, récupérer et se reposer et pour construire leur personnalité.
Ces mauvais résultats sont-ils imputables aux méthodes d’enseignement ou aux élèves eux-mêmes, qui semblent peut-être moins investis qu’auparavant à l’école ?
Je pense qu’il y a une inadéquation de la formation de base et de la formation continue des enseignants avec les besoins réels de nos écoles en personnels spécialisés et hautement qualifiés. Les ressources humaines sont mal gérées au niveau du recrutement, de l’emploi, de l’affectation et de la gestion des profils de carrière. Ce ne sont pas nécessairement les méthodes d’enseignement qui sont remises en cause, c’est davantage la mauvaise gestion des écoles au niveau de l’emploi des infrastructures, des ressources et des équipements disponibles, ainsi qu’au niveau de l’évaluation des besoins et l’affectation des moyens. Des anomalies et des différences qu’on constate au niveau des établissements scolaires, par régions, à l’intérieur d’une même région, et par phase d’enseignement primaire, préparatoire et secondaire. Les parents sont absents dans la mise en œuvre du projet de l’école, par choix ou par crainte, et leur refus d’assumer leurs responsabilités de participer à son bon fonctionnement. On constate une recrudescence des cas de tension et l’absence de l’esprit de dialogue et de confiance entre les différents membres de la famille éducative ainsi que l’inefficacité des mesures disciplinaires. La société tunisienne est obnubilée par la réussite et l’excellence. L’obtention des diplômes, la réussite et les bonnes notes représentent le souci principal des parents, des élèves et des décideurs, indépendamment de la façon d’y parvenir, de la réalité du niveau des apprenants et des résultats enregistrés par les établissements scolaires et par les régions.
Il faut avouer que le niveau scolaire ne cesse de baisser. Que ce soit en mathématiques, en français ou dans d’autres matières, les élèves tunisiens maîtrisent moins bien les fondamentaux que leurs homologues des pays voisins. Aucune des réformes mises en place jusque-là par les ministres de l’Éducation nationale successifs n’a réussi à inverser la tendance. Il semble qu’une vraie prise de conscience émerge. Mais encore faut-il qu’elle se transforme en actes
Comment devrions-nous réussir la réforme de notre école ?
Nos responsabilités, notamment celles de nos décideurs et de notre président de la république et sa volonté politique en premier lieu, nous obligent, de ce fait, à asseoir dans des délais record, les fondements de notre nouveau système éducatif qui doit être performant dans toutes ses composantes et dans toutes ses phases d’enseignement. Un système qui respecte les principes de la qualité, de la gratuité pour l’école publique, de l’équité, de l’intégrité, de la stabilité, de la neutralité et de la solidarité. Un système motivé par l’investissement dans l’intelligence de nos enfants et par l’unique intérêt de l’élève, garants de l’intérêt de la Nation et de son unité. Un système qui prépare en même temps, notre pays à un avenir meilleur, rayonnant et stable. Il y a lieu à préciser dans ce cadre la nette distinction à faire entre la fonction éducation de l’école dans son contexte social et humain et ses indispensables culturels et sa fonction enseignement et ses exigences d’habilitation.
La fonction éducation doit sculpter la personnalité de nos enfants pour devenir les femmes et les hommes de demain. Elle doit être exécutée en partenariat avec les parents et en parfaite symbiose avec la famille et la société. L’école a pour mission d’inculquer à nos enfants et nos jeunes l’amour de la patrie, l’allégeance à la nation, les valeurs universelles, la vraie perception de la morale et des bonnes manières et le sens de la citoyenneté et ses domaines d’application.
Elle doit prévoir également la prise en charge d’autres exigences de la vie moderne et quotidienne en matière d’éducation, comme l’éducation physique et sportive, l’éducation aux arts et aux cultures, l’éducation à la santé, l’éducation sexuelle, l’éducation à l’environnement, l’éducation nutritive, l’éducation émotionnelle, l’éducation à la sécurité routière, etc.
Pour l’exécution de sa fonction d’enseignement, l’école doit dispenser une instruction de qualité pour permettre à l’élève d’acquérir une culture, des sciences et des connaissances théoriques et pratiques. L’objectif étant de développer ses acquis, aptitudes et compétences et stimuler ses capacités et ses motivations individuelles pour aller loin dans ses cursus scolaire et universitaire ou dans la formation professionnelle, et pour s‘intégrer par la suite dans la société du savoir et dans la vie active. La fonction d’enseignement de l’école permet l’exécution de toutes ses autres fonctions, notamment celles d’éducation, d’habilitation et de culture.
La précision des domaines relevant de l’éducation et de l’enseignement requiert une révision profonde de tous les programmes d’enseignement qui devrait concerner, notamment, les objectifs assignés à l’instruction et à l’apprentissage, les matières à enseigner, leurs contenus ainsi que les niveaux de connaissances à acquérir par les élèves, la progression de l’enseignement par phase et par année d’enseignement et la façon de l’évaluer. Elle concernerait également les méthodes d’enseignement, les approches pédagogiques à appliquer, les crédits horaires nécessaires, le temps et les rythmes scolaires.
Faut-il un nouveau cadre réglementaire pour réussir la mise en œuvre de cette réforme ?
Pour trouver des solutions et des réponses à toutes les défaillances constatées, on se trouve souvent bloqué par les dispositions de la réglementation actuelle, notamment la loi d’orientation n° 2002-80 du 23 juillet 2002, relative à l’éducation et à l’enseignement scolaire. Plusieurs des dispositions de cette loi nécessitent aujourd’hui d’être annulées, reformulées ou amendées.
C’est le cas par exemple des dispositions relatives aux engagements de l’Etat, aux fonctions de l’école, au sens et à la place des langues dans chacune des phases de l’enseignement scolaire, aux établissements scolaires dites pilotes, à la place des parents et des associations de parents d’élèves dans la mise en œuvre du projet de l’école, à la référence de notre système éducatif et au rôle que doit jouer le secteur privé dans le domaine. C’est le cas également des dispositions devant porter sur la prise en charge par l’école du volet santé scolaire des élèves, sur la gouvernance du secteur avec la création d’instances indépendantes pour assurer la transparence, la neutralité et l’efficience au niveau des choix des politiques et des stratégies nationales en la matière (Conseil Supérieur de l’Education et de l’Enseignement); des orientations des programmes d’enseignement et des systèmes d’évaluation (Conseil Supérieur des Programmes); et pour veiller au maintien de la qualité de notre système éducatif et également (Observatoire National de l’Education, de l’Enseignement et de la Formation Professionnelle) ou sur l’implication des autorités régionales (Conseils Régionaux) et locales (Conseils municipaux).
La nouvelle réglementation devrait prévoir aussi l’élargissement de la fonction éducation de l’école pour englober des aspects qu’exigent la vie contemporaine de tous les jours, telles que l’éducation à la santé, l’éducation à la nutrition, l’éducation à l’environnement, l’éducation émotionnelle, l’éducation routière, la sensibilisation au service militaire, etc.
Un travail important, multidisciplinaire et multilatéral qui devrait redéfinir le cœur même de notre école de demain. Un travail qui devrait faire intervenir toutes les parties et les spécialités concernées et elles sont nombreuses, y compris les élèves et leurs parents, et ce dans les domaines qui les concernent, en respectant les compétences, les attributions et les responsabilités de chacun.
La réussite de ce projet passe nécessairement par l’adoption avec un large consensus d’un texte de loi qui pose les concepts et les fondements de notre école de demain. Un texte qui devrait définir les préalables réglementaires et organisationnels ainsi que les ressources humaines et matérielles nécessaires pour le démarrage immédiat de la mise en œuvre du projet.
Le texte proposé doit permettre de remédier aux défaillances constatées dans notre système éducatif actuel et définir les dispositions nécessaires pour que notre pays ne revive plus jamais les échecs que connaît aujourd’hui notre école publique, et ce depuis plus de vingt ans.
La conduite des différentes phases de cette réforme, de l’étude à la réception finale du projet, ne doit ni être justifiée par un enjeu politique, ni concrétiser une quelconque idéologie ou un quelconque diktat philosophique, intellectuel ou professionnel. C’est pourquoi, il faudrait impérativement institutionnaliser cette mission en la confiant à la commission supérieure de l’éducation et de l’enseignement qu’on pourrait également élargir son intitulé pour inclure la formation professionnelle.
Recueillis par Kamel Bouaouina