Le ministère de la Femme, de la Famille, de l’Enfance et des Personnes âgées a affirmé dans un récent communiqué que « « les violences conjugales possèdent le pourcentage le plus élevé de violences enregistrées parmi les cas de violences subies par les femmes. » Selon la même source, « le numéro vert 1899 a reçu, au cours du premier trimestre 2023, 921 actes de violence, où l’agresseur est le mari dans 654 cas, avec une moyenne de 71% de violences conjugales, sachant qu’au premier trimestre de l’année 2022, 168 signalements de violences conjugales ont été reçus, ce qui veut dire que le phénomène a plus que triplé. »
On note que ces actes de violence perpétrés contre les femmes augmentent chaque année davantage, d’après les chiffres enregistrés par le ministère, si bien que ces violences conjugales sont devenues quasi banales dans certaines familles tunisiennes. Il convient de rappeler le dernier crime horrible qui a eu lieu le mercredi 12 avril 2023, à la délégation de Nasrallah, dans le gouvernorat de Kairouan, dont la victime (32 ans), mère de deux enfants, a été étranglée par son mari. Comment peut-on endiguer ce phénomène inquiétant dans un pays où les femmes sont supposées jouir de leurs droits fondamentaux et qu’elles sont considérées comme étant sur le même pied d’égalité que le sexe dit « fort » ?
La mentalité patriarcale persiste encore chez nous
La violence perpétrée contre les femmes est un fait social qui devient quasi banal. Il suffit de lire la page des faits divers sur les journaux et les pages des réseaux sociaux pour avoir une idée sur les cas des violences (physiques, verbales, psychologiques, sexuelles…) et sur les proportions que ce phénomène a prises dans notre société. Devant la gravité des faits, il y a deux conclusions à tirer : d’une part, on peut dire que la mentalité patriarcale sévit encore chez nous, ce qui permet à certains hommes d’être les maitres incontestables chez eux, en faisant la pluie et le beau temps, nous rappelant ainsi le personnage « Si Essaied » des anciens films égyptiens. D’autre part, il se peut que certaines femmes n’aient pas encore assimilé (ou peut-être mal digéré) le fait que la loi tunisienne les met sur un pied d’égalité avec l’homme, continuant à vivre soumises et sans réaction devant la volonté de leurs maris. Ces deux conclusions dénotent donc deux attitudes négatives et dégradantes (autorité chez l’homme et servilité de la femme) qui vont à l’encontre des droits et des acquis de la femme tunisienne d’aujourd’hui et qui menacent les fondements mêmes de la famille, supposée être bâtie sur l’entente, la tolérance et la solidarité.
Les conséquences de la violence conjugale sont néfastes à plusieurs égards. Elle engendre en effet non seulement des séquelles physiques dont le degré de gravité varie selon les moyens utilisés (blessures, fractures, saignement, handicap, mort…), mais aussi des préjudices d’ordre moral chez la femme victime, allant de l’atteinte à l’amour-propre jusqu’aux différents traumatismes psychiques, en passant par la création d’une atmosphère de menace et de peur qui resteront souvent à vie. Sans oublier les retombées de cette violence sur l’avenir du couple et la famille en général : recours à toutes sortes de vengeance, parfois au suicide et souvent au divorce. Ces conséquences déteindront sans doute sur la société, du fait qu’une femme victime d’actes de violence et vivant en permanence sous la menace et dans la terreur est une femme qui ne peut pas accomplir convenablement ses fonctions familiales et professionnelles.
D’autres cas de violence contre les femmes
Il n’y a pas seulement des violences conjugales, les femmes sont aussi victimes de braquage et de harcèlement sexuel : dans la rue, dans les moyens de transport, au travail… ces actes sont généralement perpétrés contre des femmes ou des jeunes filles, souvent agressées à l’arme blanche, dans des endroits isolés et parfois dans des espaces publics, en vue de leur arracher un porte-monnaie, un bijou ou un potable. Les braqueurs sont généralement des jeunes délinquants en chômage ou issus de familles défavorisées, victimes de la crise économique du pays. Il ne se passe plus un jour sans qu’on n’enregistre des braquages ou des agressions à l’encontre des femmes ou des jeunes filles.
L’autre genre de violence subi par les femmes, c’est le harcèlement sexuel. Selon une étude réalisée entre 2016 et 2018 par l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), en collaboration avec l’American Solidarity Center et publiée en 2020, 70% des femmes subissent des violences sous diverses formes au sein de leur espace de travail, notamment le harcèlement sexuel. Ce phénomène a l’air de s’accroitre d’une année à l’autre, mais il reste encore un sujet tabou, puisque la plupart des femmes ayant subi un acte de harcèlement n’acceptent pas de témoigner de ce qu’elles ont vécu, par pudeur ou de crainte d’être licenciées de leur emploi.
Le numéro vert est utile, mais…
Un numéro vert est mis depuis des années à la disposition des femmes victimes d’une quelconque violence. Ce dispositif d’écoute est bien organisé et bien structuré et constitue sans doute un moyen très efficace pour briser le silence dans lequel étaient emmurées des milliers de femmes et de jeunes filles battues et qui n’osaient jamais protester ou dénoncer leurs bourreaux. Aujourd’hui, c’est grâce à ce numéro vert que le Ministère de la Femme, de la Famille, de l’Enfance et des Personnes âgées a pu enregistrer d’innombrables signalements d’actes de violence. D’autres mesures ont accompagné ce numéro vert qui consiste en une nouvelle loi pour l’éradication de la violence à l’égard des femmes, adoptée à l’unanimité par l’Assemblée des députés du peuple tunisien le 26 juillet 2017, mettant fin à toutes les formes de violence fondées sur la discrimination sexuelle et au non-respect de la dignité humaine et de l’égalité entre les hommes et les femmes. Les crimes commis à l’égard des femmes sont selon cette loi durement sanctionnés et couvrent tous les actes de violence commis contre les femmes (moral, physique, économique, psychologique et sexuel). Ainsi, on constate encore un grand écart entre la loi et la pratique. La Tunisie semble encore loin d’atteindre des résultats positifs en matière de lutte contre toute sorte de violence exercée sur les femmes. Pour le moment, le Ministère de tutelle réitère son appel à la conjugaison des efforts des intervenants pour affirmer le rejet catégorique de toutes les manifestations de normalisation avec la violence à l’égard des femmes et des filles. Cependant, parallèlement à l’application de la loi 58 de 2017, il faudrait renforcer le côté préventif en sensibilisant à la gravité du phénomène et à ses répercussions tragiques, ce qui nécessite des efforts concertés de toutes les institutions de socialisation : la famille, l’école, les médias, les associations, etc., en plus des institutions publiques.
Hechmi KHALLADI