Par Hédi CHERIF (sociologue)
“Les Reines de Carthage prennent le virage” était le titre d’un article publié sur Le Temps News, en date du 25 juin 2024, annonçant à la fois les performances inégalées de nos princesses de Carthage aux épreuves de la session principale du baccalauréat 2024, et la suprématie féminine indiscutée : six sur sept lauréats admis sont des filles. La suprématie féminine est ainsi, qualitativement et quantitativement, bien dessinée à l’horizon.
La question qui nous interpelle toutes et tous, et qui s’impose comme sujet de profondes réflexions — sociologiques, philosophiques, pédagogiques et politiques — est celle d’un processus de féminisation de plus en plus généralisée des secteurs de la vie socioprofessionnelle, marquant ainsi un éveil de la féminité et une crise de la masculinité.
Soixante-huit ans après, et grâce aux acquis constitutionnels obtenus en matière de droits civils et de libertés proclamés par le père de la nation, feu Habib Bourguiba, le 13 août 1956, la femme tunisienne a pu miraculeusement accéder aux plus hauts paliers de la vie socioprofessionnelle, marquant un éveil sans égal d’une féminité dans une société encore androcentrique.
En matière de performances universitaires et socioprofessionnelles, il n’y a pas un domaine où la femme tunisienne n’a pas fait la différence, creusant souvent l’écart. La mémoire historique est aujourd’hui bien meublée d’exemples de femmes tunisiennes qui ont marqué l’histoire de leur pays par des distinctions sans égales : il y a plus d’un siècle, Dr Tawhida Ben Cheikh était la première femme musulmane médecin dans le monde arabe ; Mme Alia Menchari, l’une des premières femmes commandantes de bord dans le monde arabe et en Afrique ; Najla Bouden, ex-Cheffe du gouvernement tunisien, pionnière dans son pays comme dans le monde arabe.
Et enfin — cerise sur le gâteau — la promotion récente, par le président Kaïs Saïed, du professeur Wafa Fehri Siala, cheffe du service de cardiologie à l’hôpital militaire de Tunis, au grade de générale de l’armée tunisienne : une distinction inédite, qui associe symboliquement pouvoir masculin et puissance féminine. Quelle distinction pour cette Reine de Carthage !
Encore soumis magiquement à un consensus socio-culturel de type masculin dominant, les acquis constitutionnels de la femme tunisienne demeurent souvent au stade de l’« antalgique » : un calmant qui gomme la douleur mais fausse le diagnostic.
La récente distinction de la Reine de Carthage, la Générale de l’armée tunisienne Wafa Fehri Siala, remettrait-elle en question la logique de la suprématie masculine ? De telles interrogations ont fait couler beaucoup d’encre, dont celle du Professeur Saïda Douki, autrice du livre Le voile sur le divan, où elle note : « Si les hommes ont le pouvoir, les femmes maîtrisent l’art de la puissance. » Pour une femme aussi éclairée, notre Reine de Carthage devrait maîtriser l’art et la manière de les ramener à la bonne fréquence…
Malgré l’absurdité d’une domination masculine encore légitimée par un consensus social dominant, nos reines et princesses continuent à creuser l’écart, à féminiser les secteurs de la vie socioprofessionnelle, à exprimer concrètement leur suprématie, à se positionner en qualité d’actrices dans l’histoire de leur patrie, la Tunisie, et à affirmer leur prétention de rééquilibrer le rapport femme/homme dans tous les domaines — en passant de « l’État de droit » à la « société de droit », où les chances offertes aux deux genres doivent être équitables, dans les textes comme dans la réalité.
La Tunisie, qui a toujours fonctionné selon un mode de solidarité sociale, ne peut en aucun cas voler avec une seule aile. L’art de conduire et de développer harmonieusement une société se situe à la croisée du féminin et du masculin : ce sont ces deux ailes qui permettent au corps social de s’élever et au leadership de rayonner.
Toutes nos félicitations les plus sincères à notre Générale de l’armée, Dr Wafa Fehri Siala, ainsi qu’à toutes celles et ceux qui, par leurs distinctions, ont honoré le drapeau tunisien.