Par Slim BEN YOUSSEF
On croit savoir ce qu’est la justice sociale. On l’associe à la redistribution, aux aides ciblées, aux subventions modulées, aux dispositifs spécialisés. On inventorie les outils, on empile les programmes, on superpose les intentions – et l’on croit ainsi avoir fait œuvre de progrès. Mais une question résiste, tenace et nue : ces politiques rendent-elles les vies plus vivables ? Produisent-elles autre chose qu’une gestion encadrée – et parfois résignée – de la précarité ?
Amartya Sen, économiste et philosophe indien sous-estimé, a déplacé les termes du débat social. Il ne s’agit pas, selon lui, de mesurer la justice à l’aune des biens distribués, mais à celle des « capabilités » – c’est-à-dire de la liberté réelle dont dispose chacun pour mener la vie qu’il a raison de valoriser. La justice sociale commence là où les conditions concrètes d’existence cessent d’enfermer.
On peut recevoir une aide et rester impuissant. Bénéficier d’un programme et demeurer exclu. Percevoir un revenu et ne pas pouvoir se soigner, se loger, décider, apprendre — ni habiter le monde, ni y faire projet. L’erreur est structurelle : on confond protection avec libération, assistance avec autonomie, geste budgétaire avec transformation sociale. Le cœur du problème est là : on répare les symptômes tout en consolidant les causes.
Mais si la justice sociale authentique a un sens, c’est précisément celui-ci : sortir de la logique du palliatif.
Elle ne consiste pas à amortir les chocs du système, mais à en réduire la violence structurelle. Mieux : à refondre l’architecture sociale pour que l’amortisseur devienne inutile. Cela implique de déplacer le centre de gravité des politiques publiques : passer de la gestion des urgences à la construction des possibles, du secours à la capacité, du correctif à la transformation.
Ce n’est pas une utopie, c’est une exigence. Et comme toute exigence sérieuse, elle suppose deux conditions indissociables : des décisions courageuses et une exécution rapide. Le courage d’en finir avec l’inertie technocratique. Et dans le même élan, la capacité de traduire une orientation en action, une intention en effet. Car un droit différé est un droit nié. Une réforme sans délai est une fiction en suspens.
Repenser les politiques sociales, cela suppose surtout un renversement : de l’économie perçue comme fin, à l’économie pensée comme moyen ; du social vu comme charge, au social conçu comme socle. Car au fond, une politique sociale n’est juste que si elle libère. Il ne s’agit pas d’aider les plus vulnérables. Il s’agit de bâtir une société où la vulnérabilité ne condamne plus.
Capacité, pas charité. Voilà, peut-être, ce que serait une justice sociale authentique. Non une ligne dans un budget. Mais une ligne de front.