Par Slim BEN YOUSSEF
L’ordre économique mondial est une architecture. Façonnée par les puissants, habitée par les autres. C’est aussi une machine. Méthodique, structurée, légitimée. « Rationnelle » dans ses mécanismes, brutale dans ses effets. Elle a ses flux, ses normes, ses dogmes. Elle a ses bailleurs, ses arbitres, ses tabous. Elle tourne. Mais pour qui ? Ceux qui l’ont conçue la maîtrisent. Les autres s’y conforment. Ils produisent sans richesse, consomment sans choix, obéissent sans garantie – et peinent à nourrir leurs peuples, et parfois leurs espérances.
La Tunisie, comme tant d’autres pays du Sud, avance dans ce labyrinthe, dont elle ne tient ni la carte, ni les clés. Elle accumule les dettes, libéralise ses marchés, ouvre ses ports. Elle vend sans fixer ses prix, achète sans choisir ses besoins. En retour, elle reçoit les promesses qui conditionnent, les diagnostics à sens unique et l’érosion de ses marges de souveraineté.
C’est une mécanique : sans mémoire, sans issue, sans répit. Une mécanique qui nous épuise – et ferme nos marges de manœuvre.
Or les peuples ne réclament ni miracle, ni privilège. Ils veulent manger à leur faim, produire ce qu’ils consomment, vivre du fruit – et du sens – de leur travail. Il n’est pas question de rêver une autarcie craintive, ni de figer le passé en modèle. Mais de restaurer des notions élémentaires trop souvent vidées de substance : souveraineté, coopération, dignité. Et cela commence par un droit simple et cardinal : choisir ce que l’on cultive, ce que l’on importe, ce que l’on protège – et pour qui.
La Tunisie n’est pas un cas isolé. Elle incarne un fragment d’un monde plus vaste – un Sud global qui vacille, résiste, s’invente à mesure qu’il se cherche. Dans les interstices, des alliances se nouent, des économies se déploient à rebours, des voix percent le bruit dominant. Ce n’est pas encore un nouvel ordre, mais c’est déjà l’usure de l’ancien.
Le changement ne surgira ni d’un sommet, ni d’un slogan. Il prendra corps dans une reprise en main lente, lucide, patiente – des leviers essentiels : la terre, la monnaie, les savoirs, les institutions ; autrement dit, ce qui nourrit, ce qui compte, ce qui éclaire, ce qui encadre. Il naîtra aussi d’une conscience élargie de ce que signifie « développement » – non plus comme imitation, mais comme émancipation.
Ce monde-là existe déjà en puissance. Il attend moins l’adhésion que l’audace. Moins un plan que la volonté d’un cap. Moins des réponses que le courage de reformuler les questions.