Par Slim BEN YOUSSEF
Aujourd’hui, camarade lecteur, je m’écarte de l’actualité. Non pour m’en distraire, mais pour tenter d’en saisir la source. Aujourd’hui, je vous parle d’elle. De ma mère. Elle s’en est allée le 28 mai. Et si je prends la plume, c’est parce que son visage, sa vie, son silence même, contiennent peut-être quelque chose de plus vaste que mon chagrin. Quelque chose de nous. De ce que nous avons été. De ce que nous avons laissé s’effacer. De ce que nous pourrions, peut-être, redevenir.
Ma mère était institutrice. Elle faisait partie de cette génération formée dans les écoles normales, à une époque où la jeune République avait fait de l’éducation son socle, sa promesse, son pari. Elle n’enseignait pas seulement : elle éduquait. Elle élevait les enfants comme on élève une espérance – avec la rigueur de la transmission et la douceur des commencements. Elle possédait cette autorité tranquille des êtres qui savent que chaque mot juste peut devenir une colonne dans la mémoire d’un enfant, un appui dans les jours futurs. Un pilier pour toute une vie.
Ces écoles normales, aujourd’hui (quasi) disparues, formaient l’élite silencieuse de l’école publique. Elles exigeaient beaucoup, mais offraient davantage : une formation rigoureuse, humaniste, où l’on instruisait les esprits tout en éveillant les consciences. Elles ne fabriquaient pas seulement des instituteurs, mais des citoyens exemplaires. Édifiants, probes, infaillibles. Pendant des décennies, les normaliens et normaliennes – fiers de leurs bourses d’État, animés par un sens aigu de la République – ont porté l’idéal d’un pays exigeant, méritocratique, ascendant. Ce n’était pas un simple métier : c’était un engagement. Une mission. Un sacerdoce laïque, modeste et grand.
Ma mère appartenait à cette lignée. Elle y appartenait pleinement. Mais elle portait aussi, en elle, une lumière plus discrète, plus intime : la peinture. Peintre amateure, elle peignait comme on respire – dans les interstices du quotidien, entre deux corrections, à l’abri du tumulte. C’était sa manière de tenir debout, de regarder le monde avec une tendresse mêlée de silence. Comme tant d’artistes anonymes, elle ne peignait ni pour vendre ni pour paraître, mais pour se retrouver. Elle ne signait pas pour laisser une trace, mais pour ne pas s’effacer.
Et c’est ici que tout se rejoint. Car pour moi, ma mère n’était pas seulement une mère. Elle était une nation. Une patrie sans fracas, qui soigne sans bruit, instruit sans ostentation, construit sans réclamer. Elle me portait comme une terre porte ses enfants : avec constance, avec patience, avec une fidélité muette. Elle incarnait cette idée de la nation que je voudrais défendre – une nation qui protège, qui élève, qui transmet. Une nation qui n’abandonne pas ses instituteurs à l’oubli, ni ses artistes à l’ombre. Une nation qui se souvient de celles et de ceux qui l’ont bâtie en silence.
La République, camarade, ne naît pas dans les palais. Elle commence dans une salle de classe mal éclairée, dans un pinceau oublié au fond d’une cuisine, dans une mère épuisée qui corrige les devoirs du soir. Elle commence là où nul ne regarde. Elle s’incarne dans ces femmes sans titres ni statues, qui ont tenu debout l’école, la famille, la culture – et parfois, des générations tout entières.
Ma mère n’est plus. Mais elle demeure – dans chaque ligne que j’écris, dans chaque enfant qu’elle a guidé, dans chaque silence où palpitent des couleurs. Je ne lui dis pas adieu. Je lui dis merci. Et, à travers elle, je dis merci à toutes celles et ceux qui, de leurs mains discrètes et de leurs voix têtues, ont bâti ce que nous appelons encore – et pour combien de temps ? – une nation.