Par Slim BEN YOUSSEF
Il est des liens qui, à force de durer, cessent d’apparaître. Non qu’ils s’effacent : ils s’enracinent. L’amitié entre la Tunisie et l’Algérie relève de cette nature-là : une évidence fluide, un soubassement affectif, un pacte sans formulation. Elle traverse les frontières avec la légèreté d’un air tiède qui n’a pas de papiers – qui ignore les douanes. Elle ne se proclame pas, elle affleure – à même les routes, les gestes, les reconnaissances. Avant les traités, au-delà des calendriers, par-delà les frontières, elle circule, libre, comme un souffle dont nul ne saurait dire l’origine.
Le soleil éclaire sans regard, les fleurs embaument sans narine. Ainsi va l’amitié entre nos peuples : sans vouloir, sans schéma, sans effort. Sans projet, sans posture, sans parade. Sans besoin de preuve. Elle n’est ni contrat ni calcul – elle est. Inutile de la dire : elle se vit. Elle est cette trame invisible, faite d’histoires tues et de silences partagés, qui rend la reconnaissance immédiate, l’accueil naturel, la tendresse instinctive.
Qu’est-ce qu’une amitié vraie ? Une fidélité sans serment, une tendresse sans calcul, une constance sans témoin. C’est une vérité partagée, jamais formalisée. Une vérité muette, mais agissante. Elle n’est pas vertu : elle est réflexe.
Et c’est peut-être là le paradoxe : à force d’être donnée, elle n’est plus donnée à penser. À force d’être certaine, elle devient abstraite. Et pourtant, elle perdure. Elle est l’écho d’une géographie vécue. Elle est déjà là, comme un geste ancien qui précède toute parole. Un palimpseste : chaque génération y inscrit sa trace sans effacer les précédentes.
Qu’est-ce qu’un palimpseste ? Un souffle du sol. Une mémoire du cœur. Un lien qui bat, au rythme ancien des gestes partagés.
C’est surtout un voyage. Un voyage à travers une mémoire ancienne, souterraine, active. Une mémoire qui, comme toute mémoire enfouie, ne s’exhibe pas : elle oriente. Elle s’imprime dans les voix, les regards, les routes. Elle n’a pas de couleur, mais elle teinte tout.
Elle est sable – parce qu’elle épouse.
Elle est ciel – parce qu’elle élève.
Elle est cœur – parce qu’elle bat.
Invisible mais insistante, elle est promesse et élan, souffle et réparation, oubli et réconciliation.
Ce voyage, ce deuil, cette traversée intérieure dans un ailleurs fraternel, ce n’est pas un simple périple. C’est un hajj profane, un cheminement à travers un pays miroir, un pays frère. L’Algérie ici, ce n’est pas un territoire : c’est le réceptacle d’un amour ancien, d’une tendresse partagée, qui apaise, réchauffe, recueille – comme si, dans la lumière algérienne, la douleur tunisienne retrouvait une hospitalité.
Et inversement.