La nouvelle loi sur les chèques a-t-elle permis la régularisation de la situation de toutes les personnes entraînées dans l’engrenage des chèques sans provision, qu’il s’agisse de celles lourdement condamnées ou de celles contraintes à l’exil par crainte d’un sort similaire ? C’est la question qu’ont soulevée plusieurs députés de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), ainsi que des élus du Conseil national des régions et des districts (CNRD), lors de la séance plénière conjointe consacrée à la présentation et à la discussion du projet de budget 2026 du ministère de la Justice.
Interpellée sur ce point, la ministre, Leïla Jaffel, a été invitée à préciser dans quelle mesure la réforme a réellement permis de tourner la page d’un système longtemps jugé trop répressif et insuffisamment protecteur.
Elle a précisé qu’au mois d’octobre dernier, le nombre de détenus dans les affaires de chèques a diminué pour atteindre 222 prisonniers, dont 82 en détention provisoire et 140 condamnés. Cela est dû au fait que 63 560 personnes ont bénéficié de la conciliation prévue par la nouvelle loi. Il n’empêche qu’à ce jour, tel que l’a encore déclaré la ministre de la Justice, le nombre de personnes en cours de régularisation de leur situation et qui font l’objet de poursuites, de procès ou de jugements pour émission de chèque sans provision est de 20 228 personnes. Ce qui est tout de même un nombre non négligeable. Ils n’ont pas pu encore régulariser leur situation, peut-être à cause du fait qu’ils étaient incapables de trouver des arrangements avec les créanciers. Ce qui prête à réfléchir sur les moyens qui peuvent être préconisés afin de pouvoir régulariser leur situation. Ce qui leur permettrait de retrouver la liberté et de désengorger par là même les prisons ou de pouvoir réintégrer le pays pour ceux qui sont en fuite car condamnés à de fortes peines de prison pour le délit d’émission de chèques sans provision.
Que prévoit la nouvelle loi ?
En ce qui concerne la nouvelle loi n°2024-41 du 2 août 2024, des dispositions transitoires ont été instituées pour les tireurs de chèques sans provision, les banques étant tenues d’accepter la régularisation faite par les tireurs de chèques concernés par ces dispositions transitoires ou par leurs mandataires, conformément aux conditions et procédures prévues par les nouvelles dispositions du Code de Commerce et de remettre au tireur une attestation de régularisation une fois que le montant du chèque ou son reliquat a été payé. Les tireurs de chèques concernés par ces dispositions transitoires sont exemptés, lors de la régularisation, du paiement des intérêts, de l’amende et des frais d’huissier notaire. Concernant la dépénalisation des chèques sans provision dont le montant est égal ou inférieur à 5000 dinars prévue par le Code de Commerce et introduite par la nouvelle loi, elle ne concerne que les personnes ayant émis des chèques sans provision pour lesquels un certificat de non-paiement ou un protêt, faute de paiement, a été établi au siège de la banque après le 2 février 2025, soit 6 mois après la date de publication de la loi n°2024- 41 au JORT. En tout cas, la Circulaire de la Banque centrale de Tunisie (BCT) n° 2024-14 concernant les Obligations des banques en matière de transactions par chèque, a fixé, dans son chapitre 6, les dispositions transitoires qui devraient accompagner cet amendement.
Point de paiement, point de régularisation
Ainsi, la régularisation reste tributaire de l’acquittement de la somme due, avec bien sûr la latitude pour le concerné de trouver un arrangement avec le bénéficiaire du chèque litigieux. Ce qui constitue toutefois une difficulté pour ceux qui ne peuvent pas contacter leurs créanciers ou qui ne trouvent pas d’arrangement avec eux, faute d’autres moyens. En tout état de cause et concernant la nouvelle loi, le délit est désormais constitué seulement en ce qui concerne les chèques dont le montant est supérieur à 5 000 dinars et pour lequel la peine prévue est de deux ans d’emprisonnement et d’une amende égale à 20% du montant du chèque ou du solde restant. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une proposition de loi prévoyait une amnistie pour les chèques d’un montant inférieur ou égal à 5 000 dinars, mais une version ultérieure, supprimant ce plafond, a été jugée trop risquée car elle aurait aussi pu bénéficier aux auteurs de chèques de gros montants sans provision, au détriment des victimes. Cette proposition de loi a donc été rejetée en plénière par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), les députés ayant jugé cette mesure trop risquée, car elle aurait bénéficié aussi aux auteurs de chèques importants sans provision, tout en laissant les victimes, dont notamment certains commerçants, sans une véritable protection.
Peines alternatives proposées pour désengorger les prisons
En tout état de cause, pour ceux qui sont encore en prison pour émission de chèque sans provision, sous l’empire de l’ancienne loi, et pour ceux d’entre eux qui sont dans l’impasse faute de pouvoir régler leur situation avec les bénéficiaires, certains observateurs parmi des juristes, proposent des solutions intermédiaires telles que l’intervention du juge de l’application des peines qui pourrait commuer leurs lourdes condamnations en peines alternatives telles que le travail d’intérêt général (TIG). Ce qui est valable, pour ceux qui sont emprisonnés ou ceux qui sont en fuite. Cela n’efface pas de toute façon leurs dettes envers leurs créanciers. Cela permettrait en tout cas de tourner la page avec ceux qui engorgent les prisons avec de lourdes condamnations de plusieurs dizaines d’années. D’autant plus qu’avec la nouvelle loi, et comme l’a souligné la ministre de la Justice, l’utilisation du chèque a chuté d’un tiers, passant de 12 millions 254 mille chèques en 2024 à 4 millions 66 mille chèques en 2025. Pour la bonne raison que c’est le recours à la lettre de change qui a pris la relève, et qui est passé de 833 mille lettres de change au premier semestre 2024 à 2 millions 124 mille lettres de change au cours de la même période de 2025, comme elle l’a encore souligné. Cela dit, il importe de revoir le cadre juridique de ce moyen afin d’introduire davantage de garanties, permettant une meilleure fiabilité, notamment dans un souci d’une plus grande sécurité dans les transactions commerciales.
Nécessité d’une mise à jour du cadre juridique de la lettre de change
Au final, si la réforme du chèque sans provision a permis de désengorger les tribunaux et de réduire drastiquement le recours à un instrument devenu source d’insécurité juridique, elle laisse encore en suspens la situation de certaines personnes piégées par l’ancien système. Entre impératif de protection des créanciers, nécessité d’humaniser les peines et exigence d’assainissement des pratiques commerciales, le législateur se trouve face à un équilibre délicat. La montée en puissance de la lettre de change ouvre certes une nouvelle voie, mais elle exige une mise à jour urgente de son cadre juridique pour éviter que les mêmes dérives ne se reproduisent sous une autre forme. Dans cette période de transition, la justice est appelée à jouer un rôle décisif, afin de trouver des solutions pragmatiques, préserver les droits des victimes et offrir une seconde chance à ceux qui, sans effacer leur dette, méritent de sortir d’un engrenage carcéral disproportionné. Entre efficacité économique et justice sociale, prônée par le Président Kaïs Saïed en tout domaine, c’est une véritable refonte de la confiance dans les transactions qui se joue.
Ahmed NEMLAGHI
