Aucun signe de désescalade en Irak. Les partisans du courant sadriste poursuivent leur sit-in au parlement, alors que leur leader, Moqtada Sadr, qui fait monter les enchères et appelle à la dissolution du parlement et à des élections anticipées. A l’heure où des opposants déplorent des ralliements, dans leurs rangs, au chef populiste chiite, la crise n’est pas, visiblement près de prendre fin. C’est en tout cas ce que laisse prévoir la réaction du camp sadriste. L’influent leader chiite, Moqtada Sadr, a appelé à poursuivre la mobilisation, à élargir la contestation en Iraq et à soutenir les manifestants qui occupent le parlement, n’offrant aucun signe de désescalade dans un pays plongé dans la crise.
Depuis, des milliers de partisans de Moqtada Sadr campent dans le siège du parlement, dans la Zone verte ultrasécurisée de Bagdad, pour protester contre un candidat au poste de premier ministre proposé par leurs adversaires. L’occupation du parlement est donc partie pour durer, plongeant davantage le pays dans l’impasse politique. Sadr a également demandé, mercredi 3 août, la dissolution du parlement irakien et la tenue d’élections législatives anticipées. Alors que le pays est paralysé par les querelles politiques, il a estimé qu’il n’y avait « aucun intérêt » à dialoguer avec ses adversaires. Or, la dissolution du parlement ne peut être actée que par un vote à la majorité absolue, selon la Constitution irakienne. Elle peut être demandée par un tiers des députés, ou par le premier ministre avec accord du président de la République. La tension est montée d’un cran en Iraq après le rejet par Sadr d’un candidat au poste de premier ministre présenté par ses adversaires, les factions chiites pro-Iran qui forment l’influent Cadre de coordination.
Moqtada Sadr, le trublion de la politique irakienne, a salué une « révolution spontanée et pacifique qui a libéré la Zone verte, une première étape », y voyant une opportunité extraordinaire pour un changement fondamental du système politique. Il a appelé tout le monde, « y compris les tribus, les forces de sécurité, et les membres du Hachd Al-Chaabi (ex-paramilitaires pro-Iran intégrés aux forces régulières) à soutenir les révolutionnaires ».
Le leader chiite Moqtada Sadr s’engage depuis quelques années dans un jeu de bras de fer contre les forces politiques chiites pro-iraniennes rassemblées dans le Cadre de coordination. En effet, « Sadr représente le courant chiite nationaliste et pro-arabe, contrairement au Cadre de coordination dirigé par Nouri Al-Maliki », explique Mona Soliman, chercheuse au Centre d’Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.
Face au courant sadriste, ses adversaires du Cadre de coordination, alliance de factions chiites pro-Iran regroupant le Hachd Al-Chaabi, ont réagi dans un communiqué en réitérant « l’appel au dialogue avec toutes les forces politiques, en particulier le courant sadriste ». Ils se sont dit, jeudi, ouverts à des élections législatives anticipées en Iraq sous certaines conditions. Cela doit se faire « après avoir atteint un consensus national sur la question et fourni un environnement sûr pour leur tenue », souligne le communiqué du Cadre de coordination. Et avant tout, il importe de « respecter les institutions constitutionnelles et ne pas perturber leur fonctionnement », ajoute le texte, en allusion au sit-in dans le parlement.
L’alliance, qui a désigné le candidat au poste de premier ministre rejeté par Sadr, a dans le même temps déploré une escalade continue, accusant indirectement Moqtada Sadr d’appeler à un coup d’Etat contre les institutions étatiques après son tweet. Le Cadre de coordination englobe aussi la formation de l’ex-premier ministre, Nouri Al-Maliki, ennemi historique de Sadr. L’alliance avait proposé de confier les rênes du nouveau gouvernement à Mohamed Chia Al-Soudani, un ancien ministre de 52 ans.
« A mon sens, Sadr vise par cette escalade politique à bousculer entièrement le système politique en place depuis la Constitution de 2003. Dans ce contexte, le scénario le plus probable serait l’appel à des élections législatives anticipées », conclut Dr Mona Soliman, en précisant que « ceci porterait atteinte aux institutions et affaiblirait les forces politiques pro-iraniennes en Iraq ».
Le Kurdistan rattrapé aussi par le chaos ?
Loué par les forces occidentales pour sa « stabilité » dans un pays en proie au chaos, le Kurdistan irakien semble céder au contexte de tensions politiques qui plombent l’Irak. La violente dispersion d’une manifestation anti-pouvoir et l’arrestation de parlementaires d’un mouvement d’opposition y trahit une certaine nervosité des autorités locales. Que se passe-t-il au Kurdistan, considéré par les Occidentaux comme un « rare havre de stabilité et d’ouverture » en Irak ? Ces derniers jours, le territoire autonome kurde semble avoir été rattrapé par le chaos et le bras de fer politique qui paralysent le pays depuis les législatives d’octobre 2021.
Les rassemblements anti-pouvoir, organisés le 6 août dans les principales villes de la région, ont été violemment dispersés à coups de balles en caoutchouc et de gaz lacrymogène par les forces de l’ordre, notamment à Souleimaniye, note France 24. Six députés et un élu local du Parlement régional ont été interpellés avant d’être libérés quelques heures après. Ils ont la particularité d’être tous élus sous l’étiquette « Nouvelle génération », le parti d’opposition de l’homme d’affaires Shaswar Abdulwahid, auteur de l’appel à manifester pour exiger l’amélioration des conditions de vie et appeler à la tenue des élections régionales à la date prévue. Selon le mouvement, 40 de ses membres ont été arrêtés sur un total de 600 personnes interpellées.
En outre, « au moins 60 journalistes ont été ciblés par les forces de l’ordre » lors de ces manifestations, selon l’ONG Reporters sans frontières. Sur les 26 interpellations de journalistes, « au moins 10 concernent à elles seules des journalistes de la chaîne de télévision NRT, dont Shaswar Abdulwahid est le propriétaire », précise RSF le 9 août.
Nervosité apparente
Ces événements, qui trahissent une certaine nervosité du pouvoir kurde partagé entre le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), les deux grands partis historiques, ont provoqué de vives réactions du côté des partenaires occidentaux de la région autonome. L’ambassade américaine à Bagdad, a exprimé, le 8 août, son « inquiétude » face au recours à la violence des forces de sécurité et exhorté les autorités locales à « réaffirmer les rôles vitaux qu’une presse libre et des rassemblements pacifiques jouent en démocratie ». Une inquiétude partagée par plusieurs pays européens, dont la France, qui a appelé le 7 août par son consulat à Erbil, le gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK) « à faire prévaloir les libertés publiques ».
Ces dernières années, les autorités locales ont été plusieurs fois pointées du doigt par des ONG, dont Human Rights Watch, dénonçant des violations des droits humains. « Les principaux partenaires occidentaux du Kurdistan ont très rapidement protesté contre ces événements parce que, depuis 2003, et jusqu’à récemment, le GRK incarnait à leurs yeux un modèle de stabilité alternatif par rapport au pouvoir en place dans la région », souligne Adel Bakawan, directeur du Centre français de recherche sur l’Irak (Cfri) auprès de France 24. « Sa principale force, si ce n’est l’unique, est cette image, cultivée depuis des décennies, d’une terre de diversité culturelle et politique, très symboliquement consacrée par la visite du pape à Erbil en mars 2021 ».
« Il faut reconnaître qu’il y a une certaine nervosité au sein du GRK, qui peut s’expliquer par plusieurs facteurs, comme un contexte international bouleversé par la guerre en Ukraine et ses conséquences économiques et géopolitiques, mais aussi par le chaos politique en Irak, qui peut basculer à tout moment vers une guerre civile et menacer directement la stabilité et la sécurité du Kurdistan », Constate Adel Bakawan, également auteur de « L’Irak, un siècle de faillite, de 1921 à nos jours » (éd. Tallandier). Le directeur du Cfri estime que le retour en force, en Irak, des jihadistes de l’organisation État islamique fait lui aussi peser une menace sur le territoire kurde. Il en est de même pour les fréquents bombardements turcs contre les rebelles kurdes turcs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le nord du pays. « Le GRK, également sous pression en raison des tensions avec Bagdad sur la gestion des richesses pétrolières du Kurdistan, semble donc privilégier l’approche sécuritaire pour traiter un certain nombre de questions et maintenir en priorité la sécurité et la stabilité du territoire », indique-t-il.
Nouvelle génération
Outre ce contexte international et national qui génère des tensions, le territoire kurde est également secoué par des rapports de force politiques internes. « Il faut garder à l’esprit le caractère hautement politique des événements du 6 août, que les deux camps, le GRK et Nouvelle génération, tentent d’instrumentaliser », décrypte Adel Bakawan, rappelant que l’appel à manifester lancé par Shaswar Abdulwahid est intervenu au moment où, à Bagdad, les partisans de l’influent leader chiite Moqtada Sadr poursuivaient leur sit-in dans les jardins du Parlement irakien. « Un appel qui n’a pas été très suivi, puisque les rassemblements étaient composés essentiellement de partisans et d’élus. Même si la mobilisation contre la corruption et les conditions de vie sont des motifs légitimes, la démarche de Nouvelle génération a été jugée démagogique et politicienne par ceux, parmi la population, qui rejettent toute la classe politique et ne croient plus aux beaux discours », poursuit Adel Bakawan.
Le parti qui se veut une alternative au pouvoir en place laisse perplexe. Dirigé par un richissime homme d’affaires considéré comme un membre du système, sans aucune ligne définie : est-il un parti nationaliste irakien ? Un mouvement kurde ? Est-il libéral ? Ce n’est pas clair. « À titre d’exemple, Shaswar Abdulwahid soutient fortement le leader chiite Moqtada al-Sadr, tout en s’opposant résolument à son allié kurde… le PDK », souligne Adel Bakawan.
Nouvelle génération, qui a remporté 9 des 64 sièges attribués aux kurdes dans le Parlement irakien, tente de contester dans les urnes et dans la rue le leadership des grandes familles rivales, les Barzani (nord), dont est issu l’actuel président du GRK Netchirvan Barzani (élu en mai 2019), et les Talabani (sud). Deux familles respectivement à la tête du PDK et de l’UPK, fondé en 1975 par le défunt président irakien Jalal Talabani. « C’est surtout dans le fief des Talabani que Nouvelle génération a arraché la grande majorité de ses 9 sièges, un chiffre important puisque l’UPK n’a obtenu que 18 sièges », note Adel Bakawan. Ce bras de fer politique, relativement brutal, entre l’UPK, bien installé historiquement, financièrement, militairement et administrativement, et Nouvelle génération, qui ne dispose pas des mêmes moyens, se traduit par des tensions sur le terrain.
D’un point de vue purement politique, la répression des manifestations du 6 août laisse toutefois croire que le pouvoir se méfie grandement de Nouvelle génération, à l’approche des prochaines législatives régionales, prévues début octobre, et que les autorités ont repoussé à une date ultérieure. « L’UPK et le PDK, deux rivaux qui se voient comme les bâtisseurs du Kurdistan et les garants de sa stabilité, craignent certainement de perdre une partie de leur électorat au profit d’autres forces politiques, alors même que ce scénario paraît peu probable tant l’opposition est divisée entre différents courants laïc, islamiste et libéraux difficiles à réunir dans un même bloc », conclut Adel Bakawan.
(avec agences et médias)